La Troisième de Jean Daive par Carole Darricarrère

Les Parutions

15 juin
2019

La Troisième de Jean Daive par Carole Darricarrère

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« Seul compte le récit / que le rêve suscite / plus que son vécu / c’est-à-dire sa nature. //

Le rêve comme jeu de langage. »

 

  

Sorte de portique de feu dans lequel l’œil en abîme commet une infinité de lectures, dès la première de couverture une photographie fait crépuscule des apparitions en écho au titre, le livre brûle de se voir ouvert et retourné, La Troisième s’assume et se veut dès l’entame «  Poème . Étude . Enquête . Narration . Témoignages .  Thème sériel . Variation unique à deux voix avec chœur et notes . Hommages . Fin du récit » : en bon renard alléché, le lecteur se réjouit de cet ambitieux chantier.

 

Méthode, je commence au hasard par le milieu pour en saisir la note volatile, il y a beaucoup de ciel entre les vers, courts et courent, espiègles, à l’image de « la glycine / appuyée à l’air. », sautillant de la vue à la pensée, objectivement et subjectivement mutables, avec une élasticité liquide qui échappe à la raison, fluidifie la pensée et rafraîchit la vue, ils nous préparent habilement à d’infinies circonvolutions dans le temps et dans l’espace. Jean Daive, s’il jouait d’un instrument, ferait un parfait accordéoniste déroulant savamment dans l’air les pliés et les dépliés ultra-contemporains de minuscules éventails : je ne lis bien que ce que je vois.

 

2 La première page donne le ton, qui nous fait passer de l’ « Alliance » à la Chute et « de l’animal à l’humain, du premier cri / au dernier mot » avec une maîtrise consommée ; je la reçois de plein fouet au ralenti comme le sourire de la Joconde ; d’un coup de jet, voici Rome, « le bacille de Rome. / Rome capsulée », décor solidaire d’une promenade cérébrale.

 

Rome, Rome comme vous ne l’aviez vraisemblablement jamais envisagée et ne la reconnaîtrez sans doute pas, Rome de la fondation de Rome, Rome un livre d’hommes, une affaire, une histoire d’hommes, dont les esprits un à un et tour à tour (« chœur »), s’emboîtent autour de la figure d’une femme, comme dans une danse, à l’aune de la poésie, qui est peut-être elle aussi une femme, au fond. Ainsi s‘engouffre en poésie dans une ville étrangère, à la suite d’une « souriante agrégée. En tailleur / Fuschia » -, le docteur désorienté en quête de repères (= « deux voix »).

 

Lecture au sommet donc - on s’en doutait -, en point de mire d’un sentiment de perte, dans laquelle les causes à effets d’une désorientation installent une Recherche, c’est chapeau melon et bottes de cuir en fin limier aux côtés de l’auteur, à distance que l’on marche, reconnaissant de concert ce qui dans les paysages traversés désormais échappe au sens au point de quérir un guide.

 

« Mais où est l’infection ? / Une voiture blanche roule / dans Rome dévastée. // C’est un environnement banal et familier / de terrains vagues ---- une musique / conforme / se troue soudain d’une fanfare. // Soudain une âme se libère / ne se reconnaît plus / dans ses ruines héréditaires. »

 

Dans l’ordre d’une première régression, Quintus Ennius (239-169 av. J.C.), considéré comme le père de la poésie latine, « dans le cycle des retours et des renaissances » donne le la, cependant qu’à la croisée de la poésie et de la philosophie le fantôme de Jacques Lacan fait glisser imperceptiblement le lecteur du mythe à la réalité et vice versa, apprenant à ses dépens que « La Troisième » est érudite, héritière de ce que l’Humanité a produit de meilleur, « est une poitrine pleine de modernes / toux historiennes ». En couveuse dans la lecture, ainsi couplé, le lecteur est graduellement comblé, ce que tout livre qui se respecte doit à ses lecteurs. « La Troisième » invite aux ambiances comme aux transferts, faisant fi de la logique (ce que la poésie préconise), avec pour but avoué d’expliquer « autrement » et « mieux » « le malaise du double fond ».

 

Comme en un jeu de l’oie, une pulsion de marelle sautille à cloche et contre-pied de 1, 2, 3, 4, 5… 33 à a, b, c, d, e sur l’échiquier vénérable d’une galerie d’initiales, de A à Z - Aurélia, Dante, Homère, Le Bernin, Nerval, Virgile et j’en oublie -, de JL à JR, JR (Jacqueline Risset) guidant JL (Jacques Lacan) dans Rome, JD brouille les pistes, tend une clef, enquête, s’avise, rêve, s’érudit, nous instruit. Jouant de la désorientation Jean Daive s’empare du genre pour mieux nous convertir au grand écart : « La Troisième » est un savant jeu de construction aux allures de rébus. Sa mémoire colossale juchée sur talons essènes, connectée aux coupoles, bibliophilie des siècles de connaissance. Rarement un livre relevant du domaine de la poésie aura été aussi exigeant tant y fourmillent de multiples registres de notations aléatoires parmi lesquelles une préférence marquée chez JL alias JD concernant le corps des femmes pour (intermède poésie) la « poitrine amusée / amusante amusique de chacune » : las ! « Elles le sont toutes – anorexiques. Toutes » après Jeanne Hébuterne et Amedeo Modigliani.

 

Il y a parfois quelque chose d’un peu professoral dans cette traversée lacanienne de Rome que Jean Daive nous fait faire, dans laquelle Rome prend les atours baroques d’un rêve intellectuel de lettré tant « Rome est un moi grandiose », si bien que même Dante après Homère - ceci est assez touchant -, s’y appaire (perd ? père ?) ; Dante qui « serait / la fin de l’utopie / avec Marcel Proust // Ensuite / les sans-abris. /// NÉGATIVEMENT / AVEC / SANG-FROID. /// Jacques Lacan à / Jacqueline Risset : « Mais chérie, vous n’avez besoin / de rien, surtout pas d’analyse. »

 

Ainsi donc, « La Troisième (c’est le titre). La troisième, elle revient, c’est toujours la première, comme dit Gérard de Nerval. Y objecterions-nous que ça fasse disque ? Pourquoi pas, si ça dit ce que. Encore faut-il, ce dit-ce-que, l’entendre, ce quelque chose que le disque-ours de Rome. » (Jacques Lacan, Discours de Rome (1974). La Troisième.)

 

7 Telle une explication de texte mais aussi, un livre dans le livre, d’abondantes notes en prose comme autant d’hommages, guident prolongent et augmentent la lecture, clôturent et tracent un territoire en rêve ponctué de savoureux intervalles poétiques.

 

Question : « Et si Jacqueline Risset était le Quintus Ennius de Jacques Lacan ? ». N’en déplaise à Freud.

 

 

 

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