La vache d'entropie d'Ivar Ch' Vavar par François Huglo

Les Parutions

21 déc.
2018

La vache d'entropie d'Ivar Ch' Vavar par François Huglo

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            Le titre pourrait être Les nouveaux vers de la mort, comme celui du poème publié par la revue M25 en 1987, repris dans Berck (L’invention de la Picardie n°10) en 1992. Titre entre Vers nouveaux (ceux de Rimbaud ont été édités, présentés, mis en ordre par Ivar Ch’Vavar pour Christian-Edziré Déquesnes, Aux robes de Rimbaud n°14) et les Vers de la Mort d’Hélinant de Froidmont. Les écrits regroupés dans La vache d’entropie sont, en effet, des vers dont la nouveauté, dans le paysage poétique, dérive de celle de deux autres inventions : le spatialisme, la Picardie. « Tous les vers sont égaux, au millimètre près », notait Ch’Vavar dans le n°3 de L’invention de la Picardie, à propos des « colonnes » de Martial Lengellé, « en quoi, d’une certaine manière, il reste un spatialiste ». L’un des poèmes recueillis ici, « la course », image ou plutôt incarne avec humour cette définition du vers justifié : « Les vers blancs sont de sortie / Mais dans leurs contorsions… ils ont tous la même longueur / (C’est une allusion, que le poème tenait à faire à lui-même) ».

 

            Le titre La vache d’entropie est explicité dans le poème liminaire, éponyme, dédié « à Pierre Vinclair, traducteur de entre autres chosesThe Waste Land, de T.S. Eliot ». C’est « une exclamation. Et admirative, même ironiquement », face au « capitalisme », ce « clown de funénarium », et à ses « valets », capables d’appeler OSER (« Organisation Souple Épanouissante et Responsabilisante ») une « Désorganisation Dure, Flétrissante et Asservissante ». Une promenade sur les lieux d’enfance avec la compagne Dominique et l’oncle-ami-poète-peintre Konrad Schmitt pour son anniversaire le confirme. Après traversée d’un cimetière, chacun descendra sa «pente mortuaire ». La ferme de l’oncle Albert a disparu sous une mousse « d’un vert intense, hostile et malsain ». Le carrefour d’un café disparu est « dévasté, détruit et reconstruit dans une totale anarchie ». La ruine « schlingue ouvertement le tombeau », Ch’Vavar dirait même plus : « ça schlingue vachement l’entropie ». Le désert s’étend à d’autres villages : café fermé, école muette, église cadenassée. Mais les voitures se réveillent. « Sortie de l’école ? Je suppose que les chiards ne marchent plus / Du tout ? ». Une « vague forme » se raidit derrière les vitres de chaque « bagnole sinistre ». Un hallier, dans un tableau de Konrad Schmitt, Les vaches roses, apparaît comme une « houle de souffrance » vitupérant « derrière une vitre à laquelle il se plaque ».

 

            Une lettre, toujours versifiée, à Laurent Albarracin, revient sur un hétéronyme, Marie-Élisabeth Caffiez qui, à l’instar de la Melle Vinteuil de Proust, « provoque ses ancêtres », en « baisant (…) sous leurs yeux (le cadre, la photographie) ». À travers elle, le présent « insulte et apostrophe le passé ». Une lettre à Pierre Vinclair sur son livre La Terre inculte (à partir de The Waste Land de T.S. Eliot) refuse de considérer comme mineure la traduction, par rapport à un texte premier « majeur nécessairement / Et forcément supérieur ». Car celui-ci « travaille, et ne cessera jamais d’être travaillé ». Après avoir trouvé son titre La vache d’entropie, Ch’Vavar a voulu (il lui a fallu) écrire « son propre Waste Land », ces mots désignant pour lui la Grande Picardie Mentale (« mais les Hauts-de-Merde sont venus se coller là-dessus »), qui est « la métaphore du monde ». La fin de ce monde, la fin du monde ? « Le châtiment, le / Chââââtiment ! » (Philippulus le prophète). Le rire de la vache tient son squelette, quand elle a pété « Il ne reste plus que les os ». Fondu-enchaîné de son feuillet au  livre d’histoire naturelle : « Feuillette, enfant ! / De toute façon, il est déjà trop tard ».

 

            Dans le premier des poèmes justifiés qui suivent, « bouillir avec l’écho », des feuillages tournoient « dans un grand travail / De mort ». Des châteaux, « Tout a disparu, dans le temps peut-être ». Mais les châteaux se sont rétablis sur « des clairières de mort ». Les « longs bois » filent « ventre à terre (…) Comme si la fin du monde était en route et déjà / Au tournant du canton ». Dans le poème « jeudis » un monde « enchanté » est ressenti, mais « loin de toute parole ». Tout y est « du jour, même les mille / Rides sous les vieilles casquettes lustrées ce sont les / Rides de la jeunesse du monde ». Ce monde où « tout est d’une grande / Importance » est « en train de mourir », avec son « innocence » et son « harmonie ».

 

            Après quatre sonnets et un cinquième, puis deux chansons, hommage est rendu aux « totems chtis » Benoît-Joseph Labre (« Ô inadaptés, loosers éternels, / soyons fiers, passons le vêtement de jour nouveau »), Augustin Lesage le peintre mineur médiumnique frappant « à l’huis de houille » et peignant des têtes « brutes, fermées, sourdes / dans la couleur », Konrad Schmitt peintre peint en « sa paisible attitude que de croire ». Ch’Vavar précise en note que le poème qui lui est consacré « reprend les éléments de son recueil Catadioptres ». De même, « Au tombeau de Tarkos » reprend, en hommage et juste après sa mort, « presque tous les éléments » de son texte paru dans le n°24 du Jardin ouvrier. Le poème « La grande tapisserie » reprend des éléments des trois recueils ruraux Couleurs cyclistes, Jours de glaire, Bander en automne. La mort comme moment d’un recyclage ? Couleurs recyclées s’envolent en vélo, roue-arc-en-ciel bandé dans la glaire des pluies. Recyclage ou récupération : le « cul-de-four-amont » qui clôt l’ouvrage confie : comme « au fond d’une église morte » (on pense à « la paroisse morte » d’un Bernanos cher à Ivar), « j’ai peint ça avec des mots qui s’écaillent, des phrases / qui s’effilochent : avec ce que j’ai pu ramasser encore voilà le tableau ». Dans le poème « La grande tapisserie », des anges se tiennent « dans l’angle / Mort ». Le « Pas du monde s’est rapproché, d’un rude coup ; le pas / Du monde c’est qu’après il n’y en a pas (de monde) ». Il y a bien « dans un jardin un / Oiseau qui pépie sans répit ; mais c’est comme si il n’y / Avait plus que lui de son espèce. C’est triste vraiment / C’est triste, ces villages… ». L’homme lui-même « ne sait plus / Comment faire pour avoir ses pieds posés l’un à / Côté de l’autre parallèles comme deux frères ». Une chaleur terrible « nous / plaque à la surface de la / Planète comme au fond d’un baquet de tapioca ». Prière finale : « Non, que tout simplement l’on / Nous laisse là. Et pas un regard, surtout pas ! Écoutez, / Faites comme si nous n’avions jamais existé, voilà, oui / Jetez sur nous la grande vieille tapisserie de l’oubli ». On songe à Villon : « Frères humains qui après nous vivez ». En un grand requiem hilare, Ch’Vavar semble ajouter : si vous survivez !

 

                                                                                    

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