Le Grand Chosier de Laurent Albarracin par François Huglo

Les Parutions

03 févr.
2016

Le Grand Chosier de Laurent Albarracin par François Huglo

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« Grand chosier » comme « Grand recueil » pongien. Ou grand rosier, grand poirier, arbre à choses ? Mais si Ponge voulait « une rhétorique par poème », Albarracin voit une arborescence par chose. Et comme au Ponge de la Tentative orale, Bernard Groethuysen pourrait lui dire : « Mieux que de natura rerum, votre œuvre pourrait s’intituler de varietate rerum ». Ce recueil divers, qui assemble des pièces en prose et en vers (dont quarante sonnets), trouve son couronnement fédérateur dans une « postface aux choses », véritable petit traité truffé de poèmes pris dans sa pâte (la fenêtre, la salade, le bourdon…), qui peut être considéré en lui-même et s’inscrire dans le sillage lumineux des autres essais d’Albarracin, à commencer par De l’image.

 

Ponge embrassait la table, Albarracin entre dans le tiroir, « expérience poétique fondatrice, cardinale », réalisée sur le petit bureau blanc de sa chambre d’enfant. Démontant et remontant la poignée à l’envers, de l’autre côté du tiroir (Lewis Carroll dirait : du miroir), il lui donnait vie en venant « (se) loger par la pensée » dans « son secret de tiroir ». N’est-ce pas la définition même de l’intuition bergsonienne ? Le ludique et le philosophique ne cessent, chez Albarracin, de convoler en noces humoristiques, pour le plus grand plaisir (le gai savoir) du lecteur : plus c’est léger, plus ça va chercher loin. Quand il parle d’ « haeccéité » (ou ecceité), Albarracin nous propulse vers Duns Scot, sa connaissance a posteriori, sa sensation active, son refus de l’opposition entre l’universel et l’individu, surmontée par l’individuation comme processus. Le bienheureux Duns Scot, le « docteur subtil » moqué par Erasme et Rabelais, marquera fortement le jeune Leibniz et plus tard, via Simondon qui fait la jointure entre Bergson et Bachelard, le jeune Deleuze. Or, il y a de la monadologie chez Albarracin : « les choses sont des lunes, toutes les choses sont des lunes, des ilots et des lubies ». La tautologie, qui ferme chaque chose sur elle-même, est ouverte par la métaphore qui l’occupe, la « baigne dans son lointain », l’affecte et l’infecte, interroge et diffère l’identité. « Car la figure est le propre de la chose. L’auto-figuration est le principe générique des choses ». Derrida écrivait (De la Grammatologie) : « L’auto-affection est une structure universelle de l’expérience. Tout vivant est en puissance d’auto-affection. Et seul un être capable de symboliser, c’est-à-dire de s’auto-affecter, peut se laisser affecter par l’autre en général ». C’est ainsi que le raisin d’Albarracin se saisit raisin « par la grappe », et se serre « tout près, tout prêt, comme une poignée de doigts se palpant la pulpe et se congratulant ». Quant au « temps qu’il fait », c’est d’abord « à lui-même » qu’il le fait. Par la fleur, le vase « se boit comme vase, les doigts au calice / De soi, la gueule ouverte et toute se versant ». Auto-érotisme de « la fontaine » qui « se traversant / lève / ses jupes », qui « se tombe dans les bras » et « s’offre au premier venu / qui se trouve être elle-même » ! L’eau se touche, et « le contact de l’eau excite l’eau, la fait briller, lui mord la queue, la houspille d’éclaboussures, lui donne dette hargne tranquille de qui n’a sa justification qu’en soi ». Comme dans l’air fameux, elle rit de se voir si belle qu’elle se prend pour une autre (la fille d’un roi), mais « c’est parce qu’une chose est sise en elle-même qu’elle se sied ». Elle « est seyante parce qu’elle est soyeuse à soi ». Mais ce n’est pas donné. On ne naît pas chose, on le devient. La ruse est nécessaire, « activité de la pensée », mais aussi ruse de la beauté, elle-même « ruse de la ruse » et « de la rose ». Il faut un effort. « La chose est l’effet qu’elle se fait (…) La chose nue est la chose comparée de soi. Il se trouve que l’évidence des choses que chacun constate leur vient d’elles-mêmes, de l’immense effort fourni par les choses pour être les choses, et qui se voit récompensé par elles ». Spinoza appelle cela le « conatus », et Deleuze considérait Duns Scot comme précurseur de l’immanentisme spinoziste. Mais le style d’Albarracin, son monde (le style de son monde : la liane de l’il y a, « liant universel » entre les choses qui « sont les causes finales ») nous orientent plutôt vers Leibniz et le baroque.

 

Le « nombrilisme » monadologique du « saule, ipsisme / même / de l’ici » tourne en rond, mais vertigineusement, à l’infini, et fait tourner le monde à vide, autour d’un point de fuite. Il pousse « au-delà de lui » le bouchon qui « est un baîllon, mais un baîllon de l’écarquillé, comme si jamais on ne colmatait qu’avec du vide, et qu’on pansait le monde avec ses failles ». Le grand ressort du baroque et de la mécanique de Leibniz est le ressort, qui « fait retour sur soi à côté (…) Et c’est ne pouvant rentrer en soi que ressort il ressort ». De même, l’eau est au repos « le serpent enroulé dans sa forme » et vive « encore le serpent, déroulé de sa forme ». C’est parce que le cheveu « fêle (…), fourche (…), ruine (…), sépare (…), abîme », qu’il « abonde » et « envahit tout ». Dans la chose « tous les atomes sont crochus », et entre les choses tout se tient par la main. Ou par le manche : « Si le manche est la partie saisissable de la pelle, la forme d’une chose est aussi la partie appréhensive de son tout. Et le manche sera toujours du bon côté du manche ». Les choses nous tendent la perche. « Telles sont les choses qu’on les voit ». Et qu’on les parle ? Plus qu’une manière, ressort d’un baroquisme ou fil à perles d’un gongorisme, la paronomase fait de la chose le trajet d’un mot à l’autre, et du mot une voie ouverte entre la chose et elle-même. Ainsi, l’arbre offre « en bout de verticalité la légère versatilité de ses feuilles ». La pointe, le bourgeon apical, est l’œil, « le plus partagé des trésors / le plus intouchable aussi ». Prédatrices et menacées de prédation, « les choses montent dans leur forteresse pour / observer le monde d’un œil acéré, d’un guet hérissant ». Si le bourgeon, aussi appelé œil, du végétal, est sa pointe, le ressort de sa croissance, « la pression que l’eau exerce sur l’eau s’exprime dans la goutte d’eau ». Et s’y distille, s’y évapore : « si l’on avait accès à l’essence des choses, comment ne serait-elle pas volatile ? ». Plus et mieux qu’une « boîte de paons d’or », la métaphore albarracinienne ouvre dans la tautologie « une boîte de Tantale, une urne / Pleine du supplice de l’infiniment proche ». Cette urne est une fleur. Butinant « la bizarre bigarrure » du monde, « la langue est cette chose qui grasseye dans les choses et en goûte toute la riche matière ».

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