Le stage d'athlétisme poétique d'Anne-Marie Jeanjean par François Huglo

Les Parutions

02 déc.
2017

Le stage d'athlétisme poétique d'Anne-Marie Jeanjean par François Huglo

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            Jarry n’est pas nommé, peut-être parce qu’il est aussi évident que la lettre volée. Déjà le souvenir auditif de la diction de Rosy Varte dans l'Ubu roi de Jean-Christophe Averty avait pu surgir au détour de quelques répliques du poème visuel et sonore d’Anne-Marie Jeanjean Ainsi chantait Miss Drac'Ula, qu’Alain Hélissen qualifiait d’épique (épique et bouffe comme Offenbach, avec une Pénélope « névrosée jusqu’au trognon » et un Ulysse qui s’en va « avec sa télévision sous l’bras »), et qui créait sur papier comme le téléaste sur petit écran un espace théâtral spécifique sans profondeur, mis en page comme un journal. Ainsi sonnait mèrubuesque la réplique : « Une femme doit être trrrrrès souplavecsonmârrrrri ». Ce texte, remanié depuis sa première édition partielle (Electre, 1998) et sa première présentation publique (Colloque de Cerisy, 1999) avait fait l’objet d’une mise en forme sonore par le musicien Julien Taride et de travaux scéniques par Annie Estèves et Arlette Fétat (Montpellier, 2006), puis par Jean de Breyne, la Gallérie L’Ollave, et le Vélo Théâtre (Apt, 2009). Vélo théâtre ? Le « stage d’athlétisme poétique » comporte une séance de « vélo poétique », mais plutôt qu’à Jarry mis en télé par Averty, c’est à Artaud interprété par Georges Baal et son ATRAAL théâtre, aux performances expérimentales de cette compagnie et au « regard très critique », à « l’humour implacable » de son fondateur, que rend hommage Anne-Marie Jeanjean avant le lever de rideau.

 

            Figuré par un collage où se déployait une chauve souris (un vampire ?), le rideau-page de Ainsi chantait Miss Drac'Ula tombait sur ces mots, lisibles moins comme des vers que comme un plan cinématographique : « Mais sous la loupiote rougeâtre, je lus : / STAGE D’ATHLÉTISME POÉTIQUE / --- / C’EST TOUJOURS ECRIT SUR LA PORTE ». La page-rideau du stage dathlétisme poétique se lève sur cette porte, avec gros plan sur la plaque : « Pr. B. / Thérapeute / Suivi / & / Formation / assurés / sur R.V. : Uniquement ». Anne-Marie Jeanjean : ouvreuse (que les portes s’ouvrent entre les genres !). Qui est ce Pr. B. ? « Le graaannnd professeur Boulgaghen ! ». Écho sonore des répliques de « momang » qui, dans Miss Drac'Ula, rappelait Rosy Varte en mère Ubu ? Le professeur peut être aussi le nouvel avatar de M. Hébert, cible-gidouille de toute une littérature scolaire source d'Ubu roi. Mais Hébert enseignait la physique, et Boulgaghen la poésie. Le premier incarnait aux yeux de ses élèves « tout le grotesque qui est au monde », le second donne à tous les maîtres des masques d’Ubu, des gestes de marionnettes. Le coach en poésie se présente en « monsieur (en blous’ bien blanch’) pourvu d’lorgnons avec chev’lur’-moustach’ mallarméennes » : le masque du maître de la rue de Rome ! Plus loin, il porte celui du maître de l’école française de psychanalyse : « deuil de l’objet Pépita non réalisééééé hum –huuuummm ». Le thérapeute invite à proférer des noms de pères —d’autres maîtres : « Dites 33… ; dites Rimbôôôôôôô dites Mallaaaaarmé encore plus fort (…) Criez 33 ! Criez Baudelaire ! Criez Voltaire ! ». L’élève se rebiffe : « ah… et tout’la bibliothèq’ de ma grand-mère tant qu’vous y êtes d’abord j’aime pas réciter… jamais aimé ». Lui répond une « voix off grandiloquente, théâtrale de plus en plus façon Malraux » qui cite Hugo : « Après la plaine blanche une autre plaine blanche (…) ». Collage : en novembre 2001, des pelles excavatrices remontent « des crânes des fémurs des tibias (…) un peu de la grande armée morte ». Question : « L’amour du grand chef : ça sert à ça ? ça sert donc à mourir ? (…) c’est l’histoire des hommes des hommes au masculin juste ça… vous allez m’le dire vous pourquoi les grands chefs font mourir leurs hommes – pourquoi les révolutions dévorent leurs enfants, pourquoi ». Réponse du maître : « C’est moi qui pose les questions, pas vous ». Ubu règne.

 

            Le professeur Boulgaghen rappelle encore Lacan quand il dit : « Les humains sont tous malades du langage, c’est bien connu ; les poètes le sont un peu plus que les autres », mais c’est « un jeune homme style golden boy décontracté » qui incarne le nouveau maître et prétend guérir l’ « altération mentale – qui a fait tant de ravages parmi les gens de lettres, notamment au 19ème siècle et au début du 20ème siècle ». Jarry décrivait « la passion considérée comme une course de côte », c’est ici Henri Martin-Barzun qui roule en force plaine, Pierre Albert-Birot en force montagne, Apollinaire au sommet du col, Gertrude Stein freine en descente « en attendant Luca et bien d’autres », et la Ur Sonate de Schwitters est répétée dans le contre la montre, car « un athlète poétique s’appuie toujours sur son souffle pour stimuler sa force vitale ». Au cyclisme succèdent la boxe, avec invitation à frapper le sac de cuir en pensant à ceux « qui vous ont inculqué la haine de tout ce qui est poétique », les haltères de mots plus ou moins lourds selon l’intonation, les bains avec gants à desquamer la « peauésie » en « borborythmant a capella », les baumes et le « bain sonore » redoublant « très agréablement l’enveloppe tactile et thermique ». Enfin, « la force poétique sauvage » est dynamisée par la « danse / transe vitale », suivie d’un grattage du « dépôt d’mots » et d’une évacuation des « tics tics ».

 

            L’absinthe est absente, mais Khayyâm prélude à quelques séances d’alcoolisation : pastis, alcools forts et leurs éloges « car il ne s’agit pas de boire pour boire, il s’agit de boire pour dire ». Les « solilo-dégobillages » permettant de cracher « dans toutes les soupes de toutes les civilisations » seront renversés en « vigoureuse autocritique publique », mais « les auteurs publiant régulièrement un livre chaque année pour des besoins de marketing n’auront pas été acceptés à l’inscription ». Un accompagnement psychologique évitera que ces « mouvements critiques » ne virent en « crises dépressives ». La caféine peut remplacer l’alcool. Citons encore le jeter de poète contre un mur pour qu’un cri lui monte du ventre, la soupe de textes lus par leurs auteurs « incontournables » et bien « de notre temps », le Stepping non Soft, le saut sur peaux de bananes, le bain sonore. « L’indifférence indiquera une réussite probable du stage ».

 

            La « fête de la poésie » propose des épreuves, jeux ou performances pouvant rappeler la fête foraine : carabines « pour pschuitttpulvériser les ballons bouffis d’égo », silhouettes « de poètes en carton-pâte illustrant l’histoire de la poésie mondiale » devenant les cibles « de balles remplies de sable ». Petites balles molles sur grandes têtes raides, en somme. Jeunes et vieux sautent bien haut « jusqu’au pompon Rimbaud » agité par « le dirlo du manège ». Une réplique, « Arrrrrêt’ tu m’pourris la vie et d’abord j’suis pas ta marionnette » peut nous ramener à Jarry, et plus encore celle-ci : « À bas les politiques girouettes ! À bas le fric et ses marionnettes ». À bas Ubu petit ou grand chef, grand ou petit maître ? « Pas de saison pour les poètes / Pas de gardien ». Ni palais, ni maison, ni toit, « rien -que les étoiles ! ». Et quand un « rire de canaille enjôleuse / racoleuse » invite à embarques pour Cythère, ce n’est pas la fin de La belle Hélène qu’on entend, mais un tango.

 

            Jarry, selon une lettre de sa sœur Charlotte, « vint au monde en riant ». Ainsi chantait Miss Drac'Ula était dédié à Jean-Pierre Bobillot qui, dans son essai La momie de Roland Barthes, se réclamait d’un « "art gai", héritage de Dada » mais aussi de Rimbaud et de Jarry, « souvent effrayant, tant il est difficile de soutenir l’insoutenable ». Le stage dathlétisme poétique est né du « rire d’Arlette Fétat, comédienne et auteure de théâtre », ou plutôt de l’oreille où retentit ce rire qui accompagne Anne-Marie Jeanjean dans ses différentes lectures, et dont elle propage la contagieuse santé.

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