Les arbres sont aussi du silence de James Sacré et Raphaël Segura par François Huglo

Les Parutions

02 mars
2021

Les arbres sont aussi du silence de James Sacré et Raphaël Segura par François Huglo

  • Partager sur Facebook
Les arbres sont aussi du silence de James Sacré et Raphaël Segura

 

            Un poème (ou un livre) « est une peinture musicale », écrit James Sacré. Peinture, car le détail peut être considéré isolément. Musique, car toute vision d’ensemble passe par la durée. La musique, même descriptive ou « à programme », et la peinture, même figurative, sont des arts muets dans le sens où ils sont abstraits : « aussi du silence » mais pas seulement, comme le réel (qui ne représente rien) et les troncs sous la plume ou le pinceau de Raphaël Segura. Méditation janséniste sur les arbres morts « dans cette planète en déshérence », dit-il, ou exubérance baroque épousant le chemin vital et tors « que prend chaque branche » ? Le poète et le peintre, qui l’un et l’autre vivent actuellement à Montpellier, partagent au contact des papiers, encres, supports « fragiles et résistants comme de dérisoires ex-voto », un sens de l’ambivalence qui vibre en chaque page, dessinée ou écrite, de leur livre commun.

            Ambivalence du « ramier dans les villages du Bas-Poitou » : des branches coupées de haies, couchées en tas, du bois mort tombé du bois vif. Tels les « vers de différentes longueurs » dont le poète accompagne « les dessins d’arbres secs » du peintre.  Ambivalence des souches, du mot et de la chose : « On entend le mot souche en les regardant : / Quelque chose de sombre qui rumine la mort ». Mais « (…) des surgeons / Poussent dans le bois pourrissant : / On entend le mot source dans le bruit du mot souche ». Ambivalence de l’écriture vive, de son arborescence syntaxique, et du texte mort : « Des ramures quasiment nues dans un ciel clair » —abstraction d’entrelacs. Ambivalence du feu. « Des arbres brûlés de silence », torsades ou tresses : flamboiements ou coulées de cendres ? Ambivalence du « papier joli papier » où un nouveau Ronsard entendrait crier « l’arbre raclé, mouliné, broyé ». Où la forêt primaire disparaît, mais où il y a des « cerisiers / Dans le tremblé des poèmes ». Où, de Madagascar à Montpellier, le mûrier avoha devient soie « fine au toucher ». Sa beauté « Met ensemble la mort et le vivant du monde ». Ambivalence de la réminiscence : « le grand cornier de Cougoulet » n’existe plus, ses petits fruits non plus, mais grâce au « meuble bonnetière », l’ « arbre dans sa mort peut continuer pour de vrai / La couleur et quasiment le goût / Du passé ».

            Du magnolia « De l’ancienne École Normale à Parthenay », peut-être disparu, à ceux « De la Louisiane à des endroits de la Sicile », l’individu naît et meurt de l’espèce, qui s’étend comme un feu. De même, celui qui parle, lit, écrit, peut se demander « Quel feu continue / De s’entretenir en brûlant des mots ? ». Où « Mourir est comme un mot vivant ». Après le potier Maria Montaya Martinez, du pueblo de San Ildefonso, d’autres « continuent / D’affirmer que la couleur noire est vivante ».

            Ambivalence du concret et de l’abstrait. Dans la « souche d’arbre mort », le regard discerne « comme un signe de bois prenant forme ». Ainsi « le concret du présent se nourrit / De l’épure, réduite à rien, du passé ». Une souche d’encre ou de mots « Dit bien qu’écrire et dessiner / Sont des traces d’une abstraction continuée ». Toute figuration est tissu d’abstraction : il suffit de cacher « en partie le dessin » pour découvrir « taches et mouvements » qui « sont aussi la vérité de tes figures ». Monet « Quitte peu à peu l’apparence concrète de ses motifs / Pour l’énigme du mélange formes et couleurs qu’il y a / Dans ses dernières peintures du musée Jacquemard André ». Dessiner, peindre, écrire, aux prises avec les formes et couleurs de la matière, expose au « plaisir » ou à la « désespérance » de « mêler à du sens… du sens dont on se demande / S’il est encore du sens ».

            À l’opposé de toute abstraction, fraîcheur du feuillage et « rouge des fleurs » d’une haie de grenadiers avivent « intensément comme un désir du buisson ». Le souvenir d’un aubépin rouge peut se taire, « Alors que je crois entendre le parfum qu’il y a / Dans le buisson fleuri des phrases de Proust ». Même si « Ni l’aspect des troncs ni le goût des fruits / S’en viennent dans ce que j’écris », la coupe des vers et l’arborescence de la syntaxe portent des mots qui ont un goût : « Tu mangeais peut-être ce mot myrobolan / Autant que le rouge un peu fade de ses fruits ». 

            Outre Monet, le poète cite Corot, ses arbres qui « sont beaucoup de feuillage / ce qui n’empêche pas / Qu’on y voit parfois du bois mort ». Et Soutine, ses arbres « comme écorchés par le vent » que la peinture « jette en gestes véhéments / En travers du temps d’après, en travers / De la parole éberluée du poème ». Segura ne cite ni peintre ni poète, mais quelle musique jouent ses dessins ? Celle, peut-être, entre Sainte Colombe et Marin Marais, de « Tous les matins du monde ». Sonate en trio : Sacré, Segura, deux baroques, et le lecteur, heureux mortel, à l’écoute des silences dans leur musique.

 

 

Retour à la liste des Parutions de sitaudis