Les derniers Grecs de Jean Esponde par François Huglo

Les Parutions

28 août
2016

Les derniers Grecs de Jean Esponde par François Huglo

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Les siècles s’étagent. Si le titre Les derniers Grecs est précisé par le lieu et la date Corinthe -146, le livre commence par situer « le voyageur » dans le contexte du « 5 février 2016, Athènes. Grève générale aujourd’hui pour protester contre un nouveau tour de vis de l’Union Européenne ». Les discours se superposent, comme les strates d’un site archéologique, se répondent comme des gradins d’un théâtre. Le voyageur, dont les notes (choses vues, réflexions au fil des lectures) esquissaient une « approche géo-poétique » dans les deux précédents ouvrages « grecs » de Jean Esponde, Éphèse, l’exil d’Héraclite et La Crète d’Ariane et Minos, déjà pour une part dialogué (entre Minos et Homère, entre Plutarque et Ariane), devient ici un intervenant, acteur (du « drame » ?) ou personnage (d’un roman ?) parmi d’autres. Sa position n’est pas plus celle du narrateur-romancier que celle de l’historien Polybe, qu’il interpelle : « Vous êtes bien indulgent, Polybe, et sous votre plume Rome est bien vertueuse, à peine quelques abus, quelques dommages collatéraux, des choses comme ça, détails de l’Histoire. Les Romains brisant les statues, jouant aux dés sur les tableaux piétinés. Faute de les rendre artistes, au moins faites-en des esthètes ! (…) Vous êtes bien indulgent, et je me demande si avec Critolaos et Daïos vous n’avez pas noirci le trait ».

 

Polybe incarne le basculement d’un monde à l’autre, ou d’un centre du monde à un autre, puisqu’en -146, avec la chute de Corinthe après celle de Carthage, « le monde change de centre ». Il a été l’élève de Philopoemen, a porté l’urne funéraire de ce reconstructeur de la Ligue Achéenne assassiné à soixante-dix ans, et appelé « le dernier des Grecs » par le Romain qui prononçait son éloge. Polybe est un aristocrate. On ne peut lui demander, observe le voyageur-lecteur, de « choisir le camp des vaincus, ou du moins d’en parler avec sympathie », surtout quand ils « sont dirigés par des leaders décrits comme peu crédibles, portant des projets déjà mis en échec, des tribuns doués pour séduire un petit peuple complètement désemparé ».

 

Le point de vue de l’historien reste trop partial pour faire autorité. Le voyageur le regrette. Daïos, « le Marat de l’époque », ne cumule pas, comme Polybe, les positions de témoin, d’historien, et de conseiller des nouveaux occupants : Polybe, l’élève de Philopoemen, a maintenant pour élève et ami Scipion Emilien. Daïos, expliquait Polybe, pressait « les cités d’affranchir leurs esclaves, les armer et les envoyer à Corinthe ». Il enjoignait « aux riches de verser des contributions, aux femmes de se dépouiller de leurs bijoux », mobilisait « tous les hommes en âge de servir ». Denis Roussel, qui a traduit / présenté / annoté l’Histoire de Polybe, remarque : « La force de cette révolte vouée à l’échec vient du mécontentement et parfois du désespoir des petites gens, dont le sort, dans la Grèce protégée par Rome, empirait de jour en jour ».

 

Autres intervenants : le consul Mummius, d’une efficacité militaire sans état d’âme, le vieux musicien Pylade, qui juge sévèrement Polybe parlant « de télos, d’aboutissement inévitable », mais aussi « Daïos vaincu lamentablement par Mummius comme il fallait s’y attendre. Un Romain borné suffit pour défaire un Grec médiocre jouant au tyran ». Le chef des esclaves, que « les beaux discours » de Daïos n’impressionnent pas. Une femme, « mère, issue de la longue tragédie des mères ». Hölderlin fait le pont avec une anthologie de la poésie grecque contemporaine, Ce que signifient les Ithaques, et Hegel avec le monde d’aujourd’hui.

 

Comment, en effet, ne pas songer à l’actuelle société du spectacle-marchandise consommée passivement, en lisant cet extrait des Leçons sur la philosophie de l’Histoire : « Les représentations mimiques et théâtrales, la danse, la course, la lutte, les Romains les ont abandonnées aux affranchis, aux gladiateurs, aux criminels condamnés à mort. Les Romains n’étaient que spectateurs, le jeu leur restait étranger, ils n’y assistaient même pas en esprit » ? Le voyageur voit dans « de nobles statues d’illustres citoyens romains (…) presque nos contemporains. Avec leurs riches toges, leurs esclaves, leurs propriétés, ce sont des personnages décoratifs où manque le souffle intérieur ». La ploutocratie de la pax romana, édifiée sur la corruption, le massacre et le pillage, ne peut-elle rappeler celle de la pax americana ou de la pax europeana, imposée à la Grèce par la troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne, Fonds monétaire international) ? « There is no alternative », aurait pu dire (en latin) Polybe, adepte de la « Réalpolitik », avant Thatcher et ses innombrables émules. À Pylade, il tente d’expliquer patiemment « que la loi d’aujourd’hui c’est Rome, qu’il faut être raisonnable ». Le vieux musicien « fait tomber son bol de cycéon (…) ; à peine un peu de farine d’orge dans l’eau, sans miel ni fromage ». Il regarde « le sol avec surprise, sans remarquer les fourmis traînant quelque chose sur la terre battue. Il refuse de partir et je ne crois pas que les Romains le trouveront vivant ».

 

 

 



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