Les étreintes bloquantes de Claire Dumay par François Huglo

Les Parutions

29 déc.
2012

Les étreintes bloquantes de Claire Dumay par François Huglo

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Dans la « poésie du quotidien », dont peu se souviennent, était-ce la poésie qui n’allait pas, ou le quotidien ? L’un(e) tuait l’autre, l’engluait en ses stéréotypes, le (ou la) plombait ou l’entravait. Enfin Claire Dumay vint, et l’on comprit rétrospectivement, dès son premier livre, que ce quotidien, cette poésie, manquaient de corps. De l’irréductibilité, de la résistance d’un corps, rétif aux postures et aux épanchements du lyrisme autant qu’à la colonisation du quotidien par le fétichisme (publicitaire) de la marchandise.

            Comme les seins dans leur « 70 C ou 90 A, 14 », ce corps est trop petit pour emplir l’image de soi, mais comme « le gras du bras », il en déborde. L’écriture s’exerce (il s’agit bien d’exercices d’hygiène) dans l’ironie, entre cette image et ce corps, entre « moi » et « ça », sans complaisance narcissique ni épanchement ou avachissement. Sa netteté, sa précision, sa gourmandise (quand Claire Dumay avoue ignorer « ce que savourer veut dire », le langage est hors de cause), l’apparentent parfois à Ponge, sans la prétention au magistère poétique : l’exactitude vire volontiers à l’auto-parodie. Mais c’est bien un parti-pris des choses qui mesure « l’absurdité de la destinée d’un chewing-gum ». Les choses accèdent à leur valeur propre, tels les produits ménagers dans leur « puits d’ombre » sous l’évier, à l’écart de « la sphère de l’usage et de la nécessité ». Plus loin, le même mot désigne le corps, « ma propre sphère corporelle ». L’écriture s’y tient, laisse à d’autres les sphères économico-sociales de l’usage et de l’échange. Tout au plus invite-t-elle le conjoint, ou prolonge-t-elle son territoire marqué par l’hygiène corporelle et les soins domestiques jusqu’ à la salle de classe où enseigne la chroniqueuse. Cette limitation vers l’extérieur est la condition de la concentration sur l’intime, et de la découverte de cette terra incognita, de ce pays des merveilles où fleurit l’ innocence des choses, en sympathie avec le corps abrité dans son minuscule dressing, « dans la prolongation exclusivement féminine de lui-même », se délectant « de ce monde d’avant la séduction, de cette parenthèse d’innocence, coupée de toute attache ». Cette virginité retrouvée aspire « à un purgatoire, pour les œuvres innocentes souillées et damnées à cause des humains », onguents ménagers ou « Duo des fleurs de Lakmé », menacés par le « nouvel ordre » réglant l’usage et l’échange : « Fonctionnel. Opérationnel. Rationnel ». Le repli de Claire Dumay, comparable peut-être au désir d’insularité d’un Rousseau,  ne prend-il pas ici le sens d’une résistance politique ? À l’ordre brutalement imposé, elle préfère celui que « recompose » une lente cuisson « par un apprivoisement réciproque des saveurs ».

            Invention du quotidien ? La belle expression de Michel de Certeau vient à l’esprit, mais il faut parler plutôt d’une exhumation, d’une mise en texte de déchets devenus reliques (on pense ici à Michel Valprémy). Ainsi se constitue un «herbier de poils » : « Je les écris en lettres inédites, je les dispose en calligrammes, en cercle concentriques, j’agglomère leurs bases pour les coaguler ; j’en fais des touffes, des bouquets ou de petits fagots ». Ils deviennent « des parures funéraires ».

            Qui dit reliques dit dévotion. Celle-ci se manifeste par une attention soutenue —« J’ai bien observé »—, soigneuse et distanciée comme la main qui aplanit les mouchoirs sous le fer. La dévotion n’exerce aucune maîtrise. Elle prend les choses avec tact. Par cette préhension, « je progresse dans l’appréhension conscientisée de ce que je suis ». De même, l’ « étreinte bloquante » du conjoint est « un remède gestuel contre l’épanchement, l’hémophilie amoureuse ». Elle « nous amarre à la nudité, à la charpente androgyne : c’est à chaque fois un petit séisme fondateur, qui s’éprouve intuitivement, confusément, et fait remonter à la surface le mirage de l’être hybride, nageant d’un seul tenant dans une eau aussi désirable qu’incréée ».

            Cette mise à distance du corps par le langage et du langage par le corps, évitant leurs pièges respectifs, a quelque chose de barthésien. Mais trêve de références ! Claire Dumay, qui ne cite que Lakmé, les comparerait peut-être à des dépôts de ce « tartre interdentaire » qu’elle refuse. À sa bouche « débarrassée de toute entrave », elle demande « de proférer des vérités qui décapent ». Faut-il la lire —lire son haleine— comme elle respire, comme elle mâche son chewing-gum ? « Les mots frais, forts de leur élan, courent sans retenue, et donnés avec confiance, frôlent l’éloquence ». Nous ne la contredirons pas.

 

 

 

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