Made in Eden d'Aldo Qureshi par François Huglo

Les Parutions

05 juin
2018

Made in Eden d'Aldo Qureshi par François Huglo

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            Image de notre monde global et cloisonné, le dispositif rappelle l’immeuble vu en coupe dans le film de Jerry Lewis Le tombeur de ces dames. Pour chaque chambre, chaque page, une fiction, parfois un rêve comme dans la BD Little Nemo in slumberland, mais il arrive que ce ne soit pas un rêve, ou qu’il recommence : « Quand je me réveille le lendemain, tout le monde est parti », mais apparaît « un poisson plat, grand comme un humain », qui s’échappe quand il se sent repéré. Le cauchemar peut sembler « plus doux, plus aimable et subtil » quand il prend « la forme de ta grand-mère en blouse de la Redoute », préparant « la sauce des pâtes », sa forme « quand elle prononce le mot juif. Quand elle dit arabe en arrachant le A avec le R ». Ou, en montrant la photo de Mussolini : « C’est un homme comme lui qu’il nous faudrait ».  La grand-mère du rêve a deux têtes, « l’une prononce des mots qu’on a mis dans sa bouche étant jeune », l’autre est « celle de l’homme qui, lorsqu’elle avait 20 ans, l’a attirée dans le garage », vers des « doigts pressés » de complices, « des braguettes / qui puent la pisse et des bouches qui ricanent ». Cauchemar louche, où la victime espère le retour des bourreaux.

 

            Découpage en vers ? Pas forcément. Poèmes. Comment le savoir ? « On ne sait plus très bien / de quoi il s’agit, ni quelle couleur ça a. "…est-ce que c’était vert ? "/ "Je ne sais pas, il faut traverser, / si on se fait écraser, / c’est que c’était vert" ». Poèmes, puisque ça le fait. Petits poèmes en prose, paraboles de la modernité ? Contes décalés, loufoques ? Pas surréalistes : l’image, ici, n’est pas un jeu verbal. Elle est imaginable : en un clin d’œil, comme chez Michel Valprémy, apparaît un Bosch, un Topor. Mais contes, oui. L’incipit installe un malaise, un suspense : « j’ai un coq en plein milieu de la chambre et il faut que je fasse très attention parce que c’est pas le genre à rigoler », ou « Je vais me peindre la tête en rouge et on verra bien ». Contes fantastiques, entre le Béalu de Mémoires de l’ombre ou de Journal d’un mort (un fauteuil qui tue y ferait songer) et le Kafka de La Métamorphose. Le narrateur peut devenir cake. Après une scène louche (encore), ((« "Allez viens. Je te prépare ta crème". Elle me mettait dans son lit, me regardait en louchant (…) "Allez, maintenant tu vas sucer la crevette à maman")) », voilà sa femme « de l’autre côté, le nez collé à la vitre, et je me suis mis le doigt dans le ventre, et quand j’ai retiré le doigt, le doigt luisait avec du fromage et des gouttelettes ».

 

            L’immeuble lui-même, microcosme tao, à la fois société et corps, se métamorphose. Il est organique. L’ordre des pièces est « modifié par quelque chose dont l’aggravation se manifest(e) par un sifflement, un sifflement comme une petite fissure avec une respiration ». Les récits peignent les métamorphoses du corps. Un voisin s’introduit dans la chambre « pour vous faire une pédicure linguale », il a « au bout du coude » une « excroissance osseuse recouverte de chair se terminant par une petite touffe de crin ». Un coq regarde les graines aphrodisiaques « qu’ils ont mises entre mes yeux », et quand il « vient faire son inspection, je vois mes doigts, au bout d’un moment, rassemblés à l’italienne, me donner des coups de bec entre les yeux ». Ou « J’avais volé des bébés dents », car sous l’immeuble « il y avait un nid à dents. Des nerfs mis à nu, semblables à des coraux mous, lançaient leurs petits branchages roses au-dessus des gencives liquéfiées ». Cet onirisme physiologique pousse ses racines dans l’enfance et ses sortilèges. Pour avoir imité le sourire du dentier de la vieille clocharde difforme, « je sentais ma petite cervelle, enfermée dans ce gros crâne, ravagée par l’idiotie, mourir de peur et chier dans son liquide céphalo-rachidien ». Apparaissent des monstres : « une brebis-serpillère, apparemment sans orifices (…). Elle s’appelait Cutter. Et moi j’entendais "Cut her" ». Des ogres : « vieux messieux » qui « avaient besoin de téter la poitrine des petits garçons », ou celui qui « décapsulait la petite poitrine avec ses ongles et il le buvait », puis disait « Dans le fond, ça vous arrange bien ». L’humour noir rôde. Un enfant jeté par la fenêtre hurle, car « il avait été lancé devant tout le monde et il ne s’en remettrait jamais ». Ou l’humour absurde : « Si le feu venait à se déclarer dans les étages inférieurs, la première chose que nous aurions le réflexe de mettre en lieu sûr, ce serait l’échelle de secours ».

 

            L’Eden du titre, serait-ce l’enfance perdue ? Pas le ciel de l’album de Queen « Made in Heaven », mais quelque chose du « meilleur des mondes » déshumanisé où nous vivons. Sous une porte, « il y a des cheveux, une chevelure noire qui forme un paillasson, et on n’a pas très envie de s’essuyer les pieds là-dessus ». Ils appartiennent à un « enfant à qui on a fait du mal et qu’on est venu voir pour lui montrer notre culpabilité et aussi, un peu, par curiosité, pour voir comment il se débrouille avec son handicap ». On rêve d’une panoplie du parfait bricoleur qui ressemble étrangement à un dépôt d’armes. La déshumanisation n’épargne pas les animaux : on éprouve « une sensation générale de l’existence comme si des gens crevaient les yeux d’un cheval simplement pour voir ce que ça donne ». Les végétaux non plus. « Et c’est insupportable, pour nous, les habitants, cette idée que l’arbre partage l’eau avec ses voisins, des voisins qui ne sont même pas de la même espèce que lui ». Pas de la même souche ! La haine devient la norme : « Je venais de passer à côté de lui, et il ne comprenais pas. Normalement, j’aurais dû chercher à lui nuire. Un être tel que lui, sans défense, et fragile (…) ». Mais sa terreur devient dépit : il crie « Espèce de fiotte ».

 

            Quelqu’un nous met sur le dos « une couverture de participation à l’effort national, une couverture Arbeit (…) une couverture d’invisibilité sociale », qui fait « croire à des sentiments de protection » mais laisse « passer le froid ». Big brother s’incarne en « frelons examinateurs », en moisissure contre un mur où quelque chose nous regarde dormir. Si « on mange le mot en même temps qu’on mange le fruit », la conclusion qu’on peut en tirer n’est pas seulement poétique (« kebabier » et ses « insectes pollinisateurs »), mais publicitaire : « poire » ou « pamplemousse » équivaut à « prospectus ». Le client-roi est une victime obligatoirement consentante : « l’homme souriant se cramponnait à moi, le ventre et la face intérieure des membres collés à ma peau, et tout en continuant de sourire il me faisait les poches ». Cela rappelle le ver luisant : « comment il piquait les escargots pour leur injecter ses enzymes liquéfacteurs ». Ou la libération : « ce qui se fait de mieux. Question progrès, on est au sommet de la pyramide (…) mais, à chaque fois que l’un d’entre nous se fait libérer, c’est plutôt à une capture que ça ressemble ». Des promesses, de la pub, quelle différence ? « On commençait par se réjouir à l’idée qu’il allait y avoir de nouvelles friandises (…) et toujours, quoi qu’on fasse, à la fin, il y avait les aigreurs d’estomac ». On songe au Brassens de « Mourir pour des idées » (« Ô vous les boutefeux, ô vous les bons apôtres / Mourez donc les premiers, nous vous cédons le pas ») en lisant : « Mais allez-y, vous, / puisque c’est si bien que ça, / dans votre libération ». En lisant ou en écoutant, car Aldo Qureshi, dont ce livre, après des apparitions sur Sitaudis et dans la revue L’Intranquille, est le premier, apprend par cœur ses textes pour les dire en lectures publiques. Comme des poèmes, des contes… ou des chansons. Une autre ! Une autre !

 

 

 

 

 

 

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