Ménécée de Frédéric Schiffter par François Huglo

Les Parutions

21 juin
2019

Ménécée de Frédéric Schiffter par François Huglo

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            Est-ce Ménécée qui répond à Épicure ? Oui, tant que le lecteur se prête à la fiction d’un rouleau rédigé en grec trouvé sur un site antique proche d’Ankara, commençant par ces mots : « Ménécée à Épicure, salut », dont la transcription aurait été envoyée à la Bibliothèque nationale. Est-ce Frédéric Schiffter ? L’hypothèse n’est pas moins séduisante : Épicure rejoindrait la cohorte des chichiteux (cachez ce hasard, ces passions, cette mort que je ne saurais voir), des blablateurs et de leur « gnangnan », des marchands de sagesse et de postures (voyez comme je suis du côté du Bien contre le Mal, tant que ça ne mange pas de pain), quand ce n’est pas d’honneur, de gloire et de grandeur romaines (Onfray). Peu importe. À travers Ménécée et Schiffter, c’est Épicure qui répond à Épicure.

 

            De l’œuvre monumentale perdue, n’ont été retrouvés que des fragments et des lettres. La Lettre à Ménécée, qui figure en annexe, « contient sous une forme brève l’essentiel » de l’éthique d’Épicure. À des fins d’entraînement (askèsis) à l’ataraxie (sérénité), le maître prescrit au disciple un « quadruple remède » à l’angoisse : « Ne pas craindre les dieux. Ne pas craindre la mort. Faire le tri de nos besoins et de nos désirs pour ne satisfaire que ceux qui sont nécessaires à notre corps et profitables à notre équilibre. Savoir agir avec discernement dans un univers hasardeux en tenant compte de nos expériences ».

 

            Ne pas craindre les dieux ? « Les dieux sont moins à craindre que les hommes qui affirment croire en eux », répond Ménécée-Schiffter. La superstition reste inoffensive tant qu’elle n’est pas « partagée par la foule » qui désigne « comme impies d’autres foules n’ayant pas les mêmes croyances » où « finalement les divinités ont peu de part ». Ceux qui « font mine » de croire en elles y ont « un intérêt et un avantage » et ne font aucune différence « entre les simulacres d’un dieu suggéré par des discours et les simulacres d’un chef émanant de ses apparitions dignes d’un comédien ». Le dieu est celui du chef et se confond avec lui, le chef est celui du peuple et réciproquement : l’un se prend pour l’autre.

 

            Ne pas craindre la mort ? « Habitue-toi à penser que la mort n’est rien pour nous », écrit Épicure. « C’est nous qui ne sommes rien pour la mort », répond Ménécée-Schiffter. Condamnés « à gesticuler jusqu’à épuisement dans un devenir incertain quant à son cours mais certain quant à son terme », nous sommes intimement poussés  « non pas à tromper la mort, mais à en tromper la peur » par des « distractions » qui nous font oublier « que nous allons disparaître ». Contrairement à Épicure, Ménécée-Schiffter justifie le suicide « quand la vie laisse augurer plus de douleurs que d’agréments ».

 

            Faire le tri de nos besoins et de nos désirs ? Le corps pâtit évidemment des excès, mais peut trouver un équilibre dans l’alternance : « La fatigue physique venant après l’effort », la sieste après une « longue balade ». Pourquoi « invoquer la nature » comme si elle était l’ordonnatrice de cette modération ? Elle est « autant, voire davantage, source de maladies que médecin ». Les philosophes « font parler à leur aise ce qu’ils appellent la "natureà la manière de ces saltimbanques qui, sans bouger les lèvres, prêtent leurs voix à des marionnettes ». Certains même, « les plus fins parleurs, parviennent à suggérer qu’elle raisonne comme eux ». Épicure lui-même n’appelait-il pas « nature » une « réalité matérielle infinie où les corps, grands ou immenses, constitués par hasard selon des combinaisons d’atomes compatibles, se meuvent, se rencontrent et se disloquent dans le vide » ? N’enseignait-il pas qu’ « il n’y a pas de monde, ni créé ni incréé, seulement un chaos universel où l’ordre est un accident du désordre et où nous les humains qui y figurons n’avons nulle place privilégiée » ? N’invitait-il pas à éviter « les affaires politiques », puisqu’il n’y a « pas plus de monde social qu’il n’y a de monde naturel » ?

 

            Savoir agir avec discernement ? Mais « chacun de nous étant le pantin de mouvements contraires, comment faire de soi, et durablement, un être souverain de lui-même, exempt de troubles » ? Un « principe directeur » peut-il structurer l’âme des mortels « tandis que l’univers en son entier en est privé » ? Les jugements, choix et décisions relevant « du plus avisé discernement » seront déjoués par « les circonstances », ou « s’annuleront dans le cours des âges » de la vie. La constance n’est « réservée qu’aux pierres ».

 

            Pétrifier la pensée d’Épicure, statufier le philosophe, n’est pas lui rendre hommage. Ménécée-Schiffter fait vivre la balle en la lui renvoyant : « À exalter la prudence comme un pouvoir dont jouiraient les hommes pour se rendre semblables aux dieux, ta philosophie ne leur fournit-elle pas une nouvelle superstition plus inquiétante que tout autre puisqu’elle les encourage à avoir foi en eux-mêmes ? ». Schiffter en Rosset mélancolique, Ménécée en « voluptueux inquiet », c’est toujours Épicure contre Épicure.

 

 

 

 

 

 

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