ORWELL par François Huglo

Les Parutions

09 mars
2021

ORWELL par François Huglo

  • Partager sur Facebook
ORWELL

 

            Comme la lettre d’Epicure à Ménécée dans un précédent volume de la même collection, les cinq textes d’Orwell réunis ici peuvent être lus à charge ou à décharge. Face à Frédéric Schiffter qui, précédemment, avait pris les masques de Ménécée, puis de l’Ecclésiaste, pour affronter successivement Epicure et Spinoza, l’auteur peut se défendre et le lecteur juger. Sous le titre « Orwell », le sous-titre « De l’écriture politique comme un art » sert plutôt la défense, et le titre de la préface de Schiffter, « Orwell contre la littérature », réplique à celui d’Orwell lecteur de Swift, « Politique contre Littérature », plutôt l’accusation, même si, comme la poésie, la littérature est aussi salubrement revigorée par les raclées que mortellement neutralisée par l’idolâtrie. Schiffter lui-même secoue le lecteur d’Orwell. S’il le malmène, c’est pour son bien.

            Shiffter se demande « en quoi un intellectuel serait d’un quelconque secours pour éclairer ses contemporains », et en quoi 1984, satire « datée et limitée » du régime stalinien, aiguiserait notre regard sur la « situation sociale actuelle ». Voltaire, pourtant, n’a-t-il pas été l’une des « lumières » de son temps ? Et n’est-il pas devenu « Charlie » quand son Traité sur l’intolérance » a été brandi et lu entre deux attentats ? Quant à Orwell, « véritablement immense (…) homme libre », qui « a reçu dans la gorge une balle fasciste », Fabrice Nicolino le dresse, aux côtés de Panaït Istrati, Boris Souvarine, Gide, Ellul, Charbonneau, David Rousset, face à Nizan, Sartre, Aragon, Barbusse, Malraux, Plenel, Ignacio Ramonet, Serge Halimi, Badiou, Lordon, Hazan, Lancelin, et quelques autres, dans un texte paru dans Charlie en janvier 2017 et accessible sur le net, « Cette gauche qui s’est toujours couchée devant les despotes ». Il cite à décharge ce que Schiffter cite à charge : « Tout ce que j’ai écrit de sérieux depuis 1936 a été écrit, directement ou indirectement, et jusque dans la moindre ligne, contre le totalitarisme et pour le socialisme démocratique ». Cette constance, éthique autant que politique, est-elle plus condamnable que celle de Voltaire dans son combat contre le fanatisme ? Et Orwell passerait-il pour un « auteur prophétique » si 1984 était « une œuvre datée et limitée » ? Évitant les écueils du sectarisme et de la servilité, il s’est ouvert au questionnement polyphonique de l’art qui n’a jamais empêché la littérature d’être engagée, puisqu’elle est langagée.

            Schiffter considère, à juste titre, Nous autres d’Eugène Zamiatine et Le Zéro et L’Infini d’Arthur Koestler comme des « chefs-d’œuvre » calomniés par les « communistes européens » et leurs « sympathisants ». Il écrit : « Orwell les lut, s’en inspira, les plagia dans une large mesure, mais n’en donna dans la presse que des recensions plutôt tièdes ». Or le lecteur confronté à ces recensions peut les trouver plus flatteuses que des tartines de superlatifs. Justement parce qu’Orwell s’inspire de ces livres, les assimile, s’en nourrit. Loin de les plagier, il découvre en eux son propre potentiel. Comparant Nous autres (1923) au Meilleur des mondes (1932), il conclut : « Huxley, influencé par les théories biologiques et psychologiques modernes, fait preuve d’une conscience politique moindre que celle de Zamiatine ». Le contrôle exercé par les « Gardiens », le Bienfaiteur dirigeant, l’État unique, la résistance « d’anciens instincts humains », l’imagination dénoncée comme « trouble », préfigurent 1984. Dans les deux romans, le régime soviétique n’est pas seul en cause. Il l’est, évidemment : « Notre révolution a été la dernière, et il ne peut plus jamais y en avoir d’autre ». Mais au-delà d’un « pays en particulier », Zamiatine vise « les objectifs que poursuit la civilisation industrielle ». Gletkin, officier de la police secrète dans Le Zéro et l’Infini  (1941), trouve lui aussi son prolongement dans 1984 : « son esprit ne fait aucune distinction entre culpabilité et innocence ». Sa force « réside dans sa rupture totale avec le passé, ce qui fait de lui non seulement un homme sans pitié, mais sans imagination et sans recul historique ». Mûr pour l’ère de la post-vérité ! L’actuelle amnésie est pressentie, et l’on croit lire Fabrice Nicolino quand Orwell écrit à propos des « procès » de Moscou décrits par Koestler : « L’effrayant (…) n’est pas tant qu’ils eurent lieu (…), mais que des intellectuels occidentaux s’empressèrent de les justifier ».

            Au cours d’une discussion avec Desmond Hawkins diffusée sur BBC Home Service en 1940 sur « l’écrivain prolétarien », Orwell doute de la validité de ce terme, les « distinctions de classe dans un pays comme l’Angleterre » lui paraissant « si peu marquées qu’elles vont bientôt s’effacer ». Le prolétaire tel que l’entendait Marx « n’existe plus que dans le secteur de l’industrie lourde et les campagnes ». Quand Orwell soutient « que tout artiste est un propagandiste », il précise : « pas un propagandiste politique. S’il est honnête ou doué, il ne peut pas l’être ». Il tente « d’imposer une vision de la vie qui lui semble souhaitable ». Moralisme ? Schiffter décèle, chez Orwell lecteur de Swift, « un plaisir esthétique mélangé à la répugnance morale ». Swift désespère Billancourt, selon Schiffter qui rapproche sa contre-utopie de celles du siècle précédent (Cyrano de Bergerac, Baltasar Gracian) et l’oppose à « l’humanisme des lumières » (on sait pourtant que Voltaire a rencontré Swift à Londres, s’est inspiré de lui et n’a cessé de l’admirer). Comme Zamiatine et Koestler, le Swift d’Orwell est orwellien, il « développe une prémonition extraordinairement claire et globale de "l’État policier" ». L’invention de « langues simplifiées », où « le mot "opinion" n’existe pas », préfigure la « novlangue ». Orwell traite Swift de réactionnaire et d’ « anarchiste tory », Jean-Claude Michéa lui retourne le compliment. Orwell, ravi, a trouvé chez les anarchistes espagnols sa parfaite antithèse. Il se déclare l’ « ennemi » de Swift « dans un sens politique et moral », mais admire sans réserve l’écrivain. À la lecture du très dickensien Et vive l’aspidistra !, il semble évident qu’Orwell ne croit pas plus que Swift en un « monde futur », et 1984 ne déborde pas d’optimisme…

            Le bref « manifeste littéraire » d’Orwell intitulé « Pourquoi j’écris » (1946) le reconnaît : ce sont « les circonstances » (ajoutons : les lectures) qui ont fait de lui « une sorte de pamphlétaire ». Mais « on ne peut rien écrire de lisible si on ne s’évertue à effacer sa propre personnalité ». La guerre d’Espagne fut décisive. Hommage à la Catalogne reste un « reportage journalistique », document précieux et témoignage d’une grande force. La Ferme des animaux mêle « en un tout l’objectif politique et l’intention artistique ».

            En annexe, le volume s’achève sur une liste confidentiellement remise à Celia Kirwan, belle-sœur d’Arthur Koestler, de « cryptocommunistes » auxquels « on ne peut pas faire confiance » pour une « propagande antisoviétique ». Orwell a-t-il participé à la guerre froide en échange du soutien commercial des autorités ? Le 11 juillet 1996, le Guardian » désignait l’écrivain comme un délateur. Présentant un bref ouvrage collectif, Georges Orwell devant ses calomniateurs, Pierre Marcelle écrivait dans  Libération  le 4 décembre 2003 : « Orwell n’a jamais "donné" personne au Foreign Office (alors sous gouvernement travailliste), mais a seulement prévenu ses services, via une amie et sous le sceau du secret, de la duplicité de personnalités pouvant être sollicitées dans la propagande anti-stalinienne ».

            Il n’est pas plus de meilleur des mondes que de sauveur suprême, Dieu, César, tribun ou écrivain. Mais le meilleur des mondes possibles est celui où, dans la contradiction, Orwell et Schiffter se valorisent l’un l’autre.

 

Retour à la liste des Parutions de sitaudis