Plier une hirondelle de Margret Kreidl par Carole Darricarrère

Les Parutions

24 avril
2020

Plier une hirondelle de Margret Kreidl par Carole Darricarrère

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Plier une hirondelle de Margret Kreidl

« Voler, voler est un événement. Voler est un rêve. Tu ne peux voler que dans ton sommeil. Jamais si tu es éveillée. Tu dors et voles. Très juste. Par bon vent, tu dois voler. Sois légère, sincère et bien portante. Il ne faut pas que tu sois malade. Vole correctement, sois sévère avec toi-même. Donne des notes. Veille à tenir ta tête correctement. Fais attention. Veille à ne rien perdre. Rassemble tes pensées. »

Longtemps j’ai rêvé qu’un jour une hirondelle entrerait par la fenêtre, me dirait à moi à l’oreille interne sœur à sœur qui est mon geôlier et ferait mon analyse, l’analyse du confinement intrinsèque qui me tient lieu d’identité, moi en moi encagée, elle en elle égarée vive, je et elle, Édith et Judith pile et face, symétriques, réversibles, emboîtables, complémentaires, à double détente, à contre-courant : « Une jeune fille qui porte sous son bras un tableau qui représente le ciel rencontre une jeune fille qui porte sous son bras un tableau qui représente la forêt. »

Elles sont sœurs comme le sont deux tresses dans le dos, deux mains dont l’une serait  négative, fausse note qui fait échec au bon sens établi dans un tableau d’autorité autrichienne. La première a mal à l’endroit où elle n’est pas un oiseau, aïe, l’autre au verso de son versant cadet, binôme bipolaire en fonction des questions et des jours, du docteur et des réponses sur le mur – signes, signes -,  « Ligne verticale isolée. Ligne courbe isolée. Ligne horizontale isolée. Ligne verticale multiple. (…) Ligne sinueuse avec inclusion. Ligne en zigzag. Ligne ondulée. (…) », injonctions contradictoires, qui ment ?, qui est qui ?, qui raconte une histoire vole la vérité.

La vérité est souterraine, le poème souffle le chaud et le froid sur un champ miné, confond le passé et le présent, le ‘ai’ et le ‘a’, brouille les cartes, sème des petits cailloux. Le titre est un poème en soi. L’illustration de couverture pubère et volatile, signée de Frédérique Breuil, est un poème à part entière. La beauté est bizarre. Le temps neige autour à tue-tête.

Ce bleu long, ce vacuum chromatique, un bleu Matisse de papier gouaché découpé et collé, est une déclaration d’enfance écrite avec l’infini écarquillé des yeux de l’amour fraîchement incarné de guingois à des années tombeau de la liberté. À peine tombé du nid la réalité lui saute aux yeux, l’étrange étrangle. Longtemps j’ai … elle, a rêvé d’être une hirondelle, il n’y a qu’une façon de le dire, dans la langue pépiée des oiseaux, là où le poème s’exerce à raser les mottes le chant prend le relais, chapelle le non dit en le vaporisant à la folie.

Longtemps je fus désemparée ; il y a deux choses insupportables dans ce poème profondément autistique, la première est de ne pas être un oiseau, la seconde est de grandir ; ces deux choses irréparables (ceci n’est pas un livre de réparation) font que le vie adulte des êtres sensibles est une chute sans fond  par dessus un sentiment de déshérence, un naufrage concentrique avec cargaisons de débris offrant infiniment petit et trésors non attendus.

« La chambre a une porte et une fenêtre. Deux ailes. Il y a un chapeau sur la chaise. Une tache jaune, une corde blanche. Les marguerites brillent sur la nappe. Aujourd’hui le lit est bleu. Le rideau tremble. Marron, et chaussettes. Regarde avant de sauter. »

Margret Kreidl emprunte à la peinture moderne l’art de la composition, écrit de grands tableaux d’aplats contemporains barbouillés de rouge à lèvres et peint à la chaux son modèle, un mannequin désarticulé ficelé à la corde un bandeau sur les yeux, nu s’auto-disséquant offert au voyeurisme, poses suggestives en mode pause, répliques épinglées à vif encordées au déluge ; elle répète répète, toutes les fois où elle répète « toutes les fois qu’elle vient me voir » comme une ronde comme font en cercles concentriques les idées fixes, les pensées carcérales, les gestes maniaques et équivoques dont le sens détourné suspendu à contretemps bat et rebat l’air en séquences mentales de phrases courtes qui savent faire monter le suspens en intensité et créer le malaise jusqu’au k.o. ; écrit un long poème de rangs de laine rouge en forme de camisole auquel se pendre ; y soufflent avec précision ruptures et trous d’air dans lesquels elle empaille des planches ornithologiques hautes en couleur d’oiseaux qui s’évadent dans la langue étrangère de leurs trilles allègres ; met les mots en boîtes et les étiquète EN GROS CARACTÈRES, en bouteille et les boit, en noir et blanc et les filme, en hirondelles et les plume ; les recouvre d’excrément, leur brûle le bec, les disjoint en lignes géométriquement adverses jusqu’à ce que de ces vases artésiennes remonte à la faveur de l’art de la contrainte la magie pure des figures de rhétorique usant du rêve et du souvenir comme de deux temporalités motrices empruntant volontiers ici et là aux travaux manuels (tricot, crochet, pliage) leurs ingrédients ; remonte par alternance de tension et de relâchement, léger lourd, doux dur, charade et douche écossaise, le long poème photogénique volontiers porno-déviant, plastiquement irréprochable, d’enfermement le plus accompli, le plus réaliste, empruntant à Egon Schiele, à Paul Klee, à Cy Twombly, à Agnès Martin, au septième art ; remonte et régurgite la blessure la plus ancienne fatalement indurée, dans le poème d’amour le plus cru, le plus déconstruit, le plus maîtrisé, le plus scénarisé, le plus filialement borderline : la comptine capitale décapitée de l’empêchement létal à vie d’être un oiseau, d’être une femme, d’être un poème. « Elle est couchée torse nu sur la table. Son visage est fardé de blanc. / (…) / Elle est couchée, torse nu, sur le ventre, les bras liés dans le dos à l’aide d’un câble blanc. Elle a du vernis rouge sur les ongles. / (…) / Elle est assise sur la table. Elle porte un slip noir. Son visage est fardé de blanc. Elle fume. / Elle écrase sa cigarette sur son avant-bras gauche. »

Margret K joue à la dînette avec le génie des châteaux de sable dans un concerto au scalpel avec des souvenirs qui auraient avalé des éclats de verre, des rêves troubles clairs comme de l’eau de roche, des brins de chanvre et des dialogues de sourds, des fragments qui marchent sur la tête et des fractures, des listes d’apprentissage truffées  de bonne volonté, des questionnaires en ligne, des lignes de symptômes qui ressemblent à des devoirs, soit autant de pièces détachées et de parts de soi qui n’ont pas grandi à la même vitesse et entrechoquent leurs arêtes cliniques entre deux appels déchirants à l’envol coûte que coûte, avec sa sœur de préférence avec les morts, tant il n’est pas question ici d’une enfance pacifiée mais des ombres de la caverne, et bien que (on y revient toujours), de grandes traversées d’oiseaux balaient à pleins poumons l’ennui d’être né et tire-lyrent le texte en dernier recours du côté du babil comme trille solaire de joie enfantine qui fait passer le noir et le blanc par les quatre couleurs fondamentales et l’hémisphère gauche du côté droit, crayonne crayonne la réalité pour mieux la tenir en respect dans la distance, la distance qui est bleue n’est pas fête pour les mirauds.

MK tricote à contre-courant de la fatalité des listes volatiles investies de la fonction de créer des zones de confort dans la lecture, sortes de clairières semblables à des sas, dans un ensemble millimétriquement orchestré émargeant du côté d’un sentiment pressant d’oppression, grâce auxquelles il est loisible de s’évader à carreaux sur le papier entre les mailles du canevas, « la tête rouge de l’oie à tête rouge/ le front bleu de l’amazone à front bleu/ les sourcils blancs de la mésange à sourcils blancs/ les yeux jaunes du garrat à yeux jaunes (…)// « oiseau de proie en cinq lettres/ oiseau gallinacé en six lettres/ oiseau des neiges en huit lettres// (…) Oiseaux qui aboient/ Oiseaux qui hennissent/ Oiseaux qui ricanent (…)// L’oiseau se compose de trois parties/ de trois parties/ de trois parties/ tsitsi deïédïédïé./ Bec patte et quinze plumes/ quinze plumes/ quinze plumes/ tistsi péh tsipéh tsipéh. », c’est redoutablement efficace, à cloche-pied dans l’âge tendre.

Le tout est écrit au stéthoscope et parfaitement découpé, recoupé, monté, démonté, collé, ajusté, avec des souffles au cœur dans les échappées, des blancs dans le noir et des intrus sous la robe, forcément ça fait mal, se faire plumer à vif fait mal dans la durée, se faire plier les ailes pour de vrai n’est pas un jeu d’enfant et pose une couverture à vie sur le soleil.

Dans une belle unité de ton sororale, Nathalie Quintane offre en préface un poème postmoderne qui a du tac et tire l’ensemble du côté de l’Autriche politique-tic-tic et de la nation, fidèle en cela aux engagements de l’auteure.

François Mathieu, l’heureux traducteur, nous confie en postface son bonheur de lire la langue de Margret Kreidl dans le texte et d’en comprendre les lignes de force afin de mieux les restituer en français dans le poème.

Une femme-oiseau en couverture s’envole par les yeux hors espèce, un oiseau qui ne figure dans aucun précis d’ornithologie et ne chante que pour Les inaperçus en vertu de la folie ordinaire, au nom du n’oiseau domestique, dodo palmé le plus répandu, sieste à trois pattes qui ne volera jamais.

« J’ai coulé, dit ma sœur, à toi aussi de couler. » : vite une hirondelle.

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