Rimbaud et la veuve d’Edgardo Franzosini (2) par François Huglo

Les Parutions

20 sept.
2024

Rimbaud et la veuve d’Edgardo Franzosini (2) par François Huglo

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Rimbaud et la veuve d’Edgardo Franzosini (2)

            Plus les indices sont minces, plus l’enquête est captivante. Traduit par Philippe Di Meo, Edgardo Franzosini (1952, biographe et traducteur) nous entraîne dans le bref sillage du Rimbaud de 1875, année charnière, celle où il renonce à la littérature. Le critique Sergio Solmi écrivait que « le destin de toute existence », en particulier celle de Rimbaud, était de « n’avoir plus aucune réalité en soi », à l’exclusion du « sillon creusé parmi les vivants par son passage ». De Stuttgart, Arthur traverse à pied la Suisse, pénètre en Italie, s’arrête à Milan où il est hébergé, nourri, soigné, par une mystérieuse dame. Les documents sont « à peu près inexistants », les témoignages « rares, pour la plupart indirects, et donc inévitablement vagues, imprécis, insatisfaisants ». La dame donne au chercheur le sentiment « de dessiner dans le vide », offre la consistance d’ « un fantôme ». Cette histoire, il est, comme dirait Cioran, condamné « à la deviner ou à la construire ». En érudits, Franzosini et son complice Di Meo entrecroisent une riche documentation sur la vie milanaise en 1875, des cafés aux bibliothèques, des théâtres aux latrines, avec des biographèmes rimbaldiens glanés chez Verlaine, Delahaye, et quelques autres dont, non sans ironiques pincettes, Isabelle et Paterne, « couple formidable d’imposteurs et de manipulateurs » acharné « à tout faire pour "empêcher Rimbaud d’être Rimbaud" ». Isabelle a d’abord nié l’épisode milanais, « fable » imaginée « par Verlaine », plus tard Paterne l’a utilisé pour « inclure Arthur dans une sexualité régulière et moins scandaleuse », aux antipodes de la lettre à Paul Demeny où il dit son ambition d’épuiser « toutes les formes d’amour ».

 

            Premier indice, un bristol adressé par Rimbaud à Ernest Delahaye lors de son passage à Milan nous mène, après bref examen graphologique, à Georges Izambard, à qui Delahaye l’avait donné, puis à Ardengo Soffici qu’Izambard avait rencontré à la Closerie des Lilas. Peintre, poète futuriste, théoricien familier des avant-gardes parisiennes, auteur du premier essai sur Rimbaud hors de France, Soffici a dédié son livre Arthur Rimbaud « À la dame milanaise inconnue qui secourut et aima peut-être Rimbaud, vagabondant, affamé à travers l’Italie». Le bristol nous renseigne sur le lieu où il logea, sans préciser l’identité de l’hôtesse. Milan n’était qu’une étape sur un trajet visant probablement l’Espagne et l’enrôlement dans les rangs des troupes carlistes. Delahaye décrit l’allure de Rimbaud, « marcheur résolu et patient », qui « va toujours ». Dans une lettre à Delahaye, Verlaine lui donne des nouvelles de Rimbaud qu’il dessine (cf la couverture du livre) « tout absorbé par la lecture d’une « tradduzione », fumant la pipe et portant un manteau qui « lui arrive aux chevilles », coiffé d’un feutre cônique et chaussé de ciocie, « à mi-chemin du joueur de cornemuse ou du paysan du Latium » et du « "brigand" du sud de l’Italie tel qu’on l’imaginait en France ». Plus tard, en 1888, Verlaine évoquera, outre une « Londonienne rare, sinon unique », « quelque vedova molto civile [« veuve très charitable »] dans quelque Milan ». Le poète des Fêtes galantes songeait peut-être à La veuve rusée de Goldoni. Delahaye parlera d’une « dame charitable », d’une « bonne Milanaise », le veuvage est donc « plus que douteux ».

 

            Les témoignages convergent sur la fièvre « philomathique », disait Verlaine, d’un Rimbaud fouaillant « la langue avec frénésie » : germanisant en trois mois selon Sagalen, italianisant en un mois, en bon latiniste, pratiquant aussi le suédois, le néerlandais, le russe, plus tard l’arabe et l’amharique, l’oromo, ces « deux idiomes les plus diffus d’Ethiopie ». Il s’aidait de longues listes et d’une grande finesse auditive, très attentive aux accents. Dès son retour d’Italie, il chercha à étudier le piano. Sa mère, d’abord réticente, finit par céder. Franzosini rappelle que dans les maisons milanaises du XIXe siècle, cet instrument était répandu.

 

            Selon une hypothèse « entièrement à démontrer mais sans qu’il soit par trop impossible de le faire », nous trouverions trace de la dame milanaise dans « au moins trois » des Illuminations ajoutées « en 1877 et même en 1878 » : Bottom et ses métamorphoses, Dévotion et ses noms de femmes, Après le Déluge et son « piano dans les Alpes », sa « cathédrale » (celle de Milan ?).

 

            Musicien, Rimbaud avait passé avec Verlaine, à Londres, de nombreuses soirées au music-hall ou au théâtre, amateur de mélodrames et d’opéras bouffe : Hervé, Lecoq, et « tout le répertoire d’Offembe » [sic]. Mais il s’ennuyait ostensiblement au Louvre, ou regrettait que ce « grand musée » n’eût pas été incendié par les communards. Selon Delahaye, il tenait « n’importe quel tableau » comme « inférieur à n’importe quel livre ». Il resta, nous dit Verlaine, « un correct fureteur de bibliothèques », très déçu à Londres de ne pouvoir consulter les œuvres de Sade.

 

            Rimbaud n’a probablement pénétré dans aucun salon littéraire milanais, mais il aurait pu « échanger quelques mots » avec Emilio Praga, qui avait applaudi Les Fleurs du Mal et traduit Coppée, qu’Arthur avait estimé avant de faire de lui l’une des « victimes préférées » de l’Album zutique. La « veine sarcastique et moqueuse » d’Arthur parcourt « le seul récit qui soit issu de sa plume : Un cœur sous une soutane, sous-titré : «Intimités d’un séminariste ». Le Grand Inquisiteur Paul Claudel « suggéra à Paterne Berrichon de détruire cette prose ».

 

            Dans une note manuscrite, Ernest Delahaye disait avoir reçu, durant l’été 1875, une lettre datée de Milan où Rimbaud lui demandait de lui renvoyer l’exemplaire d’Une Saison en Enfer qu’il lui avait dédicacé autrefois. « Dernier sursaut d’intérêt pour la littérature et, en particulier, pour la seule œuvre publiée de son vivant » ? La dame « charitable » aurait-elle été « à même de lire et d’apprécier un tel livre » ? Six ans plus tard, « même si elle avait été une lectrice de L’Esploratore », elle n’aurait pu reconnaître Rimbaud dans le « voyageur ayant l’intelligence des choses du commerce » cherchant le plus court chemin du Harar à l’Arussi qui avait rencontré « le roi du Choa, Menelik II et la reine de Kaffa, « Sa Majesté Tooly ». Mais plus tard, elle a pu trouver dans Il Pungolo della Domenica [« L’Aiguillon du dimanche»] un article de Vittorrio Pica, Per i Decadenti [Pour les Décadents] rendant hommage au « vers étrange » « A noir, E blanc, I rouge (…) ».  

 

            Entre distance, oubli, et traces, les hypothèses se répondent, entretenant un mystère que les deux traducteurs, Edgardo Franzosini du français à l’italien et Philippe Di Meo de l’italien au français, cernent avec précision. L’enquête devient prétexte au portrait, qu’elle compose en marchant.

 

 

 

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