Rimbaud, Thiers, Pétain & après de Jean-Pierre Bobillot par François Huglo

Les Parutions

20 févr.
2021

Rimbaud, Thiers, Pétain & après de Jean-Pierre Bobillot par François Huglo

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Rimbaud, Thiers, Pétain & après de Jean-Pierre Bobillot

 

            Rimbaud reste politiquement brûlant. Rimbaud dans le texte, pas l’icône toujours plus retouchée par ceux qui s’en masquent pour « parler de tout autre chose : un rorschach idéologique ». Du slogan « changer la vie » lancé par « un gouvernement socialiste en panne —déjà ! — d’imagination » au mariage forcé avec le pauvre Lélian pour mener au Panthéon le char de la gay pride, les captations farcesques ne manquent pas. On rit moins quand « c’est d’une véritable falsification qu’il s’agit —et ourdie par une ex-avant-garde auto-proclamée et ralliée—, où le même Rimbaud se trouve enrôlé (malgré qu’il en ait écrit) dans une bien méchante entreprise, sous la sombre bannière du ressentiment. À une époque —la nôtre— où, de gauche comme de droite (pas forcément extrêmes), c’est le principe même de (la) République qui se voit plus ou moins sournoisement, puis de plus en plus ouvertement, remis en cause, on peut légitimement s’interroger sur l’opportunité qu’il y avait de compromettre ce Rimbaud-là dans une vague de dénigrement, pour le moins irresponsable, de cette République-ci, ou de ce qu’il en reste… ». Précédemment esquissées depuis 2007, principalement dans la revue Parade sauvage où elles ont croisé les travaux de Steve Murphy, Rimbaud et la commune notamment (Classiques Garnier, 2010), ces répliques aux récupérations, falsifications et dénigrements sont ici rassemblées et mises à jour, mise au point plus que jamais nécessaire. « Intellectuels français, encore un effort ! ».  

            André Guyaux condamnait jadis (1992) en Rimbaud le « précurseur de l’utopie formaliste », refoulant ainsi le « travail du signifiant », son matérialisme et ses risques. « C’est Rimbaud qu’a foutu la merde » (Antoine Simon, 2018). Ou la « merdRe » (Christian Prigent, 1991). Guyaux couchant Rimbaud sur papier Bible fut étrillé par Jean-Jacques Lefrère qui, sur le plateau télévisé de Ce soir ou jamais (FR3, 2008) s’étonnait de la tonalité « patriotique finalement » du « rêve de Bismarck », brève prose récemment retrouvée. Moins étonné mais d’accord sur le fond, Marc-Édouard Nabe répondait : « Patriotique, non, pas forcément, ce n’est pas parce qu’il attaque Bismarck qu’il défend forcément la France ». Bobillot rétablit les dates : Rimbaud parlait de « patrouillotisme » en août 1870, avant la défaite de Sedan et la proclamation de la République par Gambetta. Dès son sonnet symboliquement daté de 1870 mais antérieur, « Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize », il exaltait le patriotisme des Soldats de la Liberté, et flétrissait le « patrouillotisme » du bonapartiste Paul de Cassagnac. Sa patrie républicaine n’est pas ethno-culturelle, irrationnelle, viscérale, romantique, mais celle des Lumières et de la Marseillaise explicitement citée : « une association libre et raisonnée de citoyens égaux en droit », dressés contre « la tyrannie ». De même, « Le Dormeur du Val » incite à la « reconquête républicaine », le « soldat jeune » aux « deux trous rouges au côté droit » étant un parmi le « million de Christs aux yeux sombres et doux » de « Quatre-vingt-douze… » (au flanc deux fois percé pour une double résurrection ?).

            La fierté patriotique des Communards s’oppose à la soumission religieuse (« Les Pauvres à l’Église »). Barrès a substitué à la « citoyenneté abstraite issue des Lumières » de la Patrie « républicaine et universaliste », celle des Droits de l’homme, un enracinement et un nationalisme ennemis du « cosmopolitisme », allant jusqu’à confisquer et falsifier la Marseillaise. Autre falsification (ou la même), dans sa « Réponse aux Jacobins » (Hourra l’Oural), Aragon en fait le « cri de ralliement des assassins du prolétariat ». Pleynet cite une fameuse lettre : « Tout est français, c’est-à-dire haïssable au suprême degré », et accuse la IIIe République de la répression sanglante d’une Commune « qui n’avait pas encore eu lieu ! ». Ce n’est pas la République, mais ses ennemis, qui ont réprimé les « braves communards », comme disaient Drumont et Doriot qui oseront les désigner comme victimes de la « République juive ». Ces mêmes ennemis la liquideront au profit « d’un régime de collaboration avec les nazis ». La France « haïssable » est, pour Rimbaud, celle de Musset « qui exécrait Voltaire et son "hideux sourire" où triomphait l’esprit des Lumières ». Gérald Schaeffer l’a clairement indiqué : « "Parisien" s’oppose à "français" comme "exemplaire, universel" à "limité, mesquin" ».

            Chirac au Vel d’Hiv entretenait l’ambigüité entre l’Etat de Vichy et la République haïe par ce régime, gommant par là toute responsabilité des droites extrêmes. Et Sarkozy à Epinal imputant les « terribles défaillances » de 1914-1917, 1940 et 1958, aux IIIe et IVe  Républiques exonérait ainsi Drumont, Barrès, Pétain, Doriot et leurs troupes. Jean-Claude Milner prétend faire de la Shoah la conséquence non de l’irrationnel Volksgeist des Romantiques, « mais de la démocratie issue du rationalisme critique des Lumières ». Sollers, lui, s’attribue le seul Rimbaud qui vaille, celui qui coule de sources « évangéliques », de même qu’Etiemble le rabattait sur ses « cibles, plutôt que sources ».

            Le désenchantement du monde par un Rimbaud immanentiste, athée, républicain, critique du Romantisme, était « rendu possible, paradoxalement, par le christianisme comme "religion de la sortie de la religion" » (Marcel Gauchet). La « vraie vie » est « absente », pas « ailleurs » ! On va « où l’on ne veut pas », on fait « ce qu’on ne voudrait pas faire », on meurt « sans espoir d’aucune espèce de compensation » (lettre d’Aden, 15 janvier 1885).

            En 1968, Jean-Louis Baudry tentait, dans Tel Quel, d’arracher Rimbaud au « biomythographisme surréalisto-beat », précédé par un Lautréamont de Pleynet (1962) et « La science de Lautréamont » de Sollers (1967). Leur faisant de l’ombre, il dut s’exclure. Auparavant, la préséance de Lautréamont avait été affirmée par le Breton du Second manifeste (1930) : « Rimbaud s’est trompé, Rimbaud a voulu nous tromper ». Pour Tel Quel et ses satellites, l’écriture relevait, « en termes lacaniens, d’un "glissement métonymique des signifiants" que ne viendrait ancrer "aucun point de capiton" ». Étrange, pour des « marxistes », escamotage du « moment réel », biographie et histoire littéraire étant congédiées par un anti-saintebeuvisme expéditif, qui retombe dans les vieilles lunes : Baudry recourt à la notion de « symbolisme », inexistante à l’époque de Rimbaud ! Mallarmé répondant à Huret avait bien saisi un « besoin d’individualité » dans « l’esprit objectif », mais ne l’avait pas vu « à l’œuvre, chez Rimbaud ».

            Avant, après ou avec le sang des Christs républicains, celui des femmes : Bobillot qui a vécu plus de quinze ans dans le Nord identifie sans peine les « fouffes douloureuses » des « Petites amoureuses » aux règles douloureuses. Rimbaud singe Dieu condamnant Ève, mais fait preuve d’empathie « envers toutes les femmes » : les Premières Communions, les Pauvres à l’Église. Il admire toutes les « Jeanne-Marie ». Rimbaud « zutiste » n’est pas moins politique, dans son innovation, sa transgression, ses provocations, rétives à toute récupération comme à la « prétendue loi, chère à Bourdieu, d’autonomisation des champs ». La « nébuleuse zutique » n’était ni « un groupe » ni « d’avant-garde », contrairement à l’ « école Philosophique-Instrumentiste » puis « Évolutive-Instrumentiste » de Ghil, et à l’autorité exercée par un Isou, un Debord, un Breton, un Tzara (face à un Ball étranger « à de telles considérations »).

            La tête d’Arthur croquée par Félix Vallotton ouvrait le premier chapitre, celles de Jules, Alfred & Marcel (Lafforgue, Jarry, Schwob) ouvrent le dernier, « Fin de siècle ? » : ‘pataphysique « science des solutions imaginaires » comme sa contemporaine, la psychanalyse, et discontinuité du monde, liquidant la « religion de l’Un », avec une « rage adolescente » et une « patience résolue, infinie, de bénédictin ». L’aventure rimbaldienne n’a pas pris fin en Afrique. Puisse la République, levant « un à un les voiles » de la dissimulation et du mensonge, retrouver le goût de l’aventure, celui de « l’âpre liberté » (« Ophélie ») qu’elle avait à l’aube ! Citoyens, ô intellectuel collectif —et lecteur, internaute or not, autant qu’électeur— encore un effort …

 

 

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