Rivière de Lucien Suel par François Huglo

Les Parutions

30 mars
2022

Rivière de Lucien Suel par François Huglo

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Rivière de Lucien Suel

 

 

            Orphée et Eurydice version « bouseux psychédélique ». Lui, c’est Jean-Baptiste Rivière. Jean-Baptiste comme celui du Jourdain (« Le Bourgeois gentilhomme était monsieur Rivière sans le savoir »). Rivière comme Roger, coureur cycliste, héros de son enfance, et comme Pierre, criminel au couteau et à la serpe. Rivière aussi comme Jacques, ami d’Alain-Fournier. Mais surtout comme Jean, « écrivain-paysan, auteur de La Vie simple, un ouvrage édité par Robert Morel en 1969 », dont Jean-Baptiste a rencontré un exemplaire à Emmaüs. Il « aurait voulu avoir écrit ce livre ». Elle, c’est Claire, une Eurydice qui chante, en alternance avec Jean-Baptiste Orphée qui raconte leur histoire commune. Un caractère pour la prose d’Orphée, un autre pour la coulée de presque vers d’Eurydice, sans alinéa, justifiés seulement à gauche.

 

            Écoutons la : « Je suis morte. Je suis présence absente (…) La rivière est profonde. Mon histoire est bornée, mise entre parenthèses, 17 mars 1952- 23 octobre 2001 (…) Je suis morte depuis quelques minutes, depuis cent ans (…) Tu formes mon nom sur tes lèvres. C’est une prière qui se mêle au brouillard (…) Je remonte le courant, le fil de l’eau et le fil du temps (…) Tu me lis encore une fois la légende d’Eurydice et d’Orphée. Les ai-je rejoints en mourant au troisième étage de cette clinique ? (…) Tout n’a pas été détruit en moi. Un noyau est demeuré (…) Il me reste la parole. Les mots ensemble (…) Je t’aime. Je ne suis plus dans la nature et ma densité a changé. Dans la nuit privée d’étoiles, je glisse comme un fantôme espagnol (…) Ma vie n’a pas été vécue pour moi. Elle a existé pour que tu te souviennes (…) Je suis trahie par la nature. Ma vie s’est retournée contre moi (…) Mais tu ne peux pas m’échanger. Non. C’est trop tard. Le temps me relie à toi (…) J’abandonne la lutte contre la pesanteur du monde (…) Rivière sans retour, je n’en veux pas. Je suis dans un cycle. Comme une goutte d’eau, un nuage, un rayon de mon soleil (…) Je file dans un semis d’étoiles. J’abandonne. Je t’abandonne. La vitesse me consume. Ne m’attends pas. Avance sous les arbres ». En réponse, Jean-Baptiste plante un ginkgo qui « sera l’arbre de Claire, son arbre de la liberté ».

 

            Au côté Claire s’oppose le côté obscur de JB (« Gibet ! Il est vrai qu’un autre Jean-Baptiste eut la tête coupée ! »), qui tweete avec D4rkDAd4@hijack.nada, Dark Dada, « un pseudo approprié à l’époque ». On pense aussi au côté sombre de Ducasse, au Sombre ducasse de Lucien Suel à ses débuts en écriture (textes écrits entre 1958 et 1986). Reste en Jean-Baptiste « un côté adolescent recyclé ». Il tweete : « Le véritable nom de Marilyn Manson est Charles Monroe ». Sous « une espèce de bonhomme Playmobil tenant à la fois de Darth Vador pour la tête et de Pikachu pour le reste du corps », la devise de Dark Dada est « No future ! No life ! Nothing ! ». De Rivière à Dark Dada : « Croyez-vous que la vie en société est la meilleure ? Existez-vous vraiment dans un réseau social électronique ? Peut-on planter un arbre sur twitter ? Pourquoi les paysans se suicident-ils ? Le matin, que regardez-vous d’abord : le ciel ou votre boîte mail ? ». Cliquant sur « Désactiver », JB tue son double. Le faux semble (re)devenir un moment du vrai : Hegel gagne sa « big battle » contre Debord.

 

            Ni Claire ni JB ne sont « sombres comme l’Érèbe », comme —selon Shakespeare— « les émotions » de « l’homme qui n’a pas de musique en lui ». Jean-Baptiste Orphée parle « au chien, aux arbres et aux plantes du jardin ». C’est comme « se parler à soi-même, voire s’écrire à soi-même ». Il s’est éloigné des « révolutionnaires » de tout confort. « Il lui suffit de savoir que le simple fait de cultiver son jardin est aujourd’hui un acte politique. Un signe d’appartenance à la communauté des vivants ». Loin de le couper d’autrui, cette activité le mène « bénévolement chez des personnes plus âgées, seules, pauvres, éventuellement handicapées ». Un « modeste don de cucurbitacées » à des voisins le guérit de l’orgueil : Rivière n’y pêchera plus.

 

            Claire Dehorne, « timide, longs cheveux lisses, taille fine serrée dans une paire de jeans », et Jean-Baptiste Rivière, « diable roux débraillé, regard sombre, barbiche de révolutionnaire », se sont rencontrés « au camping du Bois, Stella-Plage, Côte d’Opale ». Là s’est créée « une spirale commune ». Au « festival Actuel » d’Amougies, Mont de l’Enclus, aux environs de Tournai, parmi « tous les hippies d’Europe », ils ont écouté les groupes français Moving Gelatine Plates, Blossom Toes, Ame Son, Chaos Rampant, puis Archie Shepp, Don Cherry, l’Art Ensemble of Chicago, Franck Zappa, Pink Floyd, Pretty Things, Keith Emerson, Captain Beefheart qui rassemble « en lui rock, blues et free-jazz ». Jean-Baptiste et Claire ont découvert ensemble Bob Marley et Burning Spear, dont la « musique sacrée » voisine, dans leur discothèque, « avec A Love Supreme de John Coltrane et les chants grégoriens de l’abbaye de Solesmes ». Son amoureuse en allée, Jean-Baptiste lui offre un poème tout fait : une liste de titres de pièces pour  piano de Debussy qui s’appliquent à elle, dont Le vent dans la plaine, Des pas sur la neige, La fille aux cheveux de lin, La cathédrale engloutie, La terrasse des audiences du clair de lune, Cloches à travers les feuilles, Pour remercier la pluie du matin.   

 

            Au cours d’un voyage à Rome, « les amoureux de longue conservation » ont, entre deux séances de cuisine commune, rendu visite à Benoît-Joseph Labre, en l’église Sainte-Marie-aux-Monts où il repose. Ce « saint-mendiant, né dans un village d’Artois », est « mort à Rome après avoir parcouru à pied » la Suisse, l’Espagne, et la Provence, pour « visiter tous les sanctuaires sur sa route ». Un « vrai beatnick. Avec deux cents ans d’avance. Le Jack Kerouac du Pas-de-Calais » ! Verlaine a « écrit un sonnet en son honneur » et « l’a fait connaître à Germain Nouveau ». Le Jean Rivière découvert par Jean-Baptiste venait le rejoindre. La Vie simple est citée en exergue de Rivière, entre Thomas Suel, Sol et Love, et Cormac McCarthy, Des villes dans la plaine. « Sur terre ou sur lune, d’en haut, d’en bas ou de guingois, le même ciel baigne les laboureurs et les cosmonautes ». Ce pourrait être du Suel !

 

 

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