Toni tout court de Shane Haddad par François Huglo

Les Parutions

21 janv.
2021

Toni tout court de Shane Haddad par François Huglo

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Toni tout court de Shane Haddad

 

             Entre La Nausée, Les malheurs de Sophie, et la chanson « Tous les garçons et les filles ». L’angoisse, le dégoût, l’espièglerie. Le premier livre de Shane Haddad : un bain de jouvence qui n’a rien d’émollient. Ça pétille, ça pique.

            Toni, qui voudrait fêter ses vingt ans, court plus vite que Roquentin, et Shane Haddad écrit plus court que Sartre, plus près du corps et de la sensation. L’angoisse : « quelque chose entre le cœur et la gorge ». La nausée : collé au pupitre, un chewing gum sorti « d’une bouche pleine de bactéries ». Le prof, son « haleine chaude qui sent la soupe froide ». Les toilettes : « cheveux collés, poils et traces de sang. Elle vomit ». La voix de la prof, « rauque de fumée. Sans mélodie, sans volonté ». Les poignées des portes, les « cours sur quelque chose en isme », les étudiants « qui transpirent et chauffent sur leur chaise ». Les fromages observés par le père. « Regarde je me bouche le nez ». Le « raffinement vulgaire » des femmes qui boivent du vin blanc. Le baiser de Paul. « Nausée dans la gorge encore ». Et « toute la bile acide, débordée d’épuisements, de colères, de tristesses, d’exils et de sueurs » qui sont « comme une douloureuse évidence ». La déception : « Elle a cru aux mains sur les hanches et aux baisers sur le front. Mais toi tu as menti ». La frustration : « Il m’a fait jouir et puis silence », enfin « je ne t’aime pas ». Quand Toni vomit, elle « rejette le mystère de son corps ». Dans l’injure « sale pute », c’est le mot « sale » qui la dégoûte.

            Mais « si l’adolescence est une salope, l’autorité est une chienne ». Toni fait des grimaces, « joue la comédie pour faire rire les enfants ». Elle a gardé leur espièglerie, celle de la Sophie de la comtesse de Ségur, refuse « les compromis des parents. Les complications des adultes », les conseils de sa mère qui veut faire d’elle une petite fille modèle. « J’ai attendu alors tu attends. Tu fais comme moi ». Toni crache « dans la salade d’un invité ». Elle écrase sa main dans l’assiette, le chocolat gicle. Elle refuse d’embrasser la femme du voisin et la traite d’idiote. Elle s’inflige « la douleur comme un moyen d’exister ». Elle mange sa gêne, la savoure. « Je trempe mes frites dans la gêne que j’ai vomie aujourd’hui ». Et Toni court. « Suffoquer à en tomber, c’était ça ». Elle part « en courant de la maison », grimpe dans le pommier, se casse un bras.

            Tout passe par le corps « pour soi » et « pour autrui », comme dirait Sartre. À Shane Haddad, il suffit de conjuguer Toni à la première personne (la narratrice), à la deuxième (quand une voix, le plus souvent maternelle, s’adresse à elle), à la troisième (quand elle s’observe de l’extérieur, ou se parle : « Tonitonitoni »). Sur lequel de ces trois pieds danser ? « C’est une valse violente ». Le refrain « Mes cheveux mes cheveux » peut faire écho au « tes cheveux tes cheveux » de la mère, ou d’un garçon. Les trois personnes se tressent comme les réseaux de regards. Toni veut attirer celui du père : « Regarde-moi j’enfonce mes doigts dans les narines et je te tire la langue ». Comme dans la « chanson » de Peter Handke citée dans le film Les ailes du désir (« Quand l’enfant était enfant / Il ne savait pas qu’il était enfant »), « Toni n’a rien perdu de ce regard d’enfant. Mais elle ne le sait pas ». Échanges de regards entre Toni et sa mère : « Elle me demandait si elle pouvait plaire. Et puis elle me regardait (…). Je me suis regardée attentivement (…). J’ai regardé comme tu te regardais ». Dans « l’odeur étouffante d’une autre famille », Toni regarde un garçon, « chaque morceau de sa peau ». Elle sent sur elle le regard « radar » du voisin. Quand elle regarde ses parents danser, elle ne voit « entre eux que de l’obligation ». Elle veut danser avec les supporters. « Mais surtout ne vous retournez pas, ne me regardez pas ». Elle aime quand leurs regards sont « concentrés vers le terrain (…). Supporters je me joins à la violence de vos voix priantes. C’est ici que mes vingt ans sont. Dans ces chants, dans ces graves, dans la conviction de tous vos yeux amoureux ».

            Est-ce le regard sur les choses qui change, ou les choses ? « À dix ans Toni pensait que les choses ne changeaient pas. À vingt ans elle se rend compte que rien ne reste comme on le voudrait ». Ainsi, « on ne comprend pas, quand on est enfant, ce que veut dire se déshabiller. Ce que ça provoque dans les yeux des adultes ». Comme dans la chanson de Françoise Hardy, « Toni a beaucoup d’amour à donner ce matin, et ce qu’elle a entre la gorge et le cœur est toujours là ». 74 pages plus loin : « Ils sont déjà tous amoureux de quelqu’un et moi je suis aux marges à regarder ». Pendant que l’infirmière la désinfecte, Toni mange sa pomme d’amour, tire ses cheveux. « Ses mèches luisent de sucre ». Puis elle « sent la pomme d’amour descendre dans sa gorge. Caramel tu me colles comme un amant éperdu ».

            « Ni une adolescente ni une adulte », Toni est « l’entre-deux » et sa course initiation : « Je me noierai dans la foule et j’en ressortirai adulte. Mes hanches seront adultes (…). Je vous regarderai avec paix parce que je serai adulte, sans haine, sans violence, sans incompréhension et pleine de résilience ». Comme l’enfant qui court, tombe et repart. Et qui —tonique Toni !— en ce livre nettoie la crasse adulte (« giflez-moi, forcez-moi, je n’y peux rien si je vous découvre au plus bas de vous-mêmes ») au gant de crin.

 

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