Une fourrure de soleil de Jean Esponde par François Huglo

Les Parutions

22 sept.
2022

Une fourrure de soleil de Jean Esponde par François Huglo

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Une fourrure de soleil de Jean Esponde

 

                   Que cherche Jean Esponde à travers ses voyages et lectures du côté de chez Lucy, Héraclite, Rimbaud, Segalen, Kafka, Derrida ou Barthes ? Le diptyque formé par Zones d’admiration et Une fourrure de soleil en donne une idée, ou plutôt quelques impressions (souvent d’Afrique), comme des fragments d’éthique ou d’esthétique, tessons où quelque archéologue pas forcément futur lira la mosaïque d’un autoportrait sans identité. Il cite Derrida qui se sentait « partiellement décalé, étranger, hors norme », aussi réservé que Kafka vis-à-vis de toute communauté : son premier désir le portait « vers quelque chose que la littérature accueille mieux que la philosophie », car « vous rêvez, c’est fatal, l’invention d’une langue ou d’un chant qui soient vôtres, non pas les attributs d’un "moi", plutôt le paraphe accentué, c’est-à-dire musical, de votre histoire la plus illisible. Je ne parle pas d’un style, mais d’un croisement de singularités, l’habitat, les voix, la graphie, ce qui se déplace avec vous et que votre corps ne quitte jamais ».

 

            Esponde se sent « étranger de souche », voudrait « la souplesse de la liane et du félin ». Sa « propre histoire, un moment maghrébine », a « joué dans la recherche des affinités entre Derrida et Kafka, en particulier concernant les langues : j’ai plus ou moins croisé, rencontré ou pratiqué quelques langues sans aptitude pour les apprendre : le basque, l’arabe, l’anglais, l’espagnol, le grec ancien (peu), l’amhara (très peu) », avec « le français pour fond commun de ce morcellement maladroit ». On pense à Paul Celan « collé à la langue allemande apprise conjointement à l’hébreu, et qu’il malmène dans une contre-langue », autant qu’au titre d’un essai de Derrida sur les écrivains maghrébins francophones : « je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne ». Une langue que Hanna Arendt dirait « comparable à l’eau face à la multiplicité des boissons, sans amour pour les mots ». Jean Esponde barbote dans leur « purée », voudrait « un filtre à paroles », même s’il en accroche parfois un « pour chercher le sommeil », ou n’en « garde qu’un » au réveil.

 

            Le mot, pas la syntaxe, tant pis pour Cicéron, Chateaubriand, Hugo (mais Proust ?) ! Jean Esponde est plus grec que romain et plus crétois que grec. Au « discours », à « l’argumentation », à « la hâte », à ce que Barthes appelle « la toupie verbale » et aux « textes pesants », à la « fatigue sans couleurs » qui « empâte les phrases » (elles « s’allongent / s’endorment »), il oppose l’éveil par l’éclair, l’éclat du vers, du mot et des « couleurs pour accepter l’usure / pour / ignorer l’usure ». Le fondu-enchaîné des sensations : « cette odeur d’herbe sèche amenée par le regard », ou « entendre les cris des buses dans le ciel, et bientôt les premières étoiles ». Tout « territoire de beauté » est « horizon famélique ». Derrière la « raison affolée de ne rien tenir », un « instinct poétique » reste à l’écoute. Il ne « déserte pas » les « couleurs du désir » quand elles « veulent mener la danse ». C’est « le livre à désir » qui « boit le regard / dénoue le corps ». Le désir répond à l’ « angoisse sans principe », il est la « chance offerte à la perte », le « présent qui veut avancer et joue sa musique en y enfermant les morts » (à rapprocher de Rimbaud : « Plus de mots, j’ensevelis les morts dans mon ventre »).  

 

            Éclairs, éclats, « Éclats des fleurs dans la forêt / Éclairs des poissons dans le torrent » (Wang Pin-Tchao), sont volontiers qualifiés de « sauvages ». Éphèse est le nom d’une de ces Amazones que Sénèque appelait « les jeunes filles sauvages ». À Badang, « vers le barrage des Trois Gorges », un « guide civilisé » confond sauvage et sauvetage : « mettre gilet de sauvage ». Telle est « l’innocence que tu prêtes à l’enfant, il te croise en souriant et tu participes à sa fraîcheur, tu la ranimes en toi ». Les seins de Lucy rêvée sont « innocemment exposés ». Le sauvage, le barbare, qui se promène entre Rousseau et Reclus, fuit les villes. Les nomades disent que « le loup y devient renard / le renard chacal / le chacal hyène / et pour finir pourriture ». Rimbaud est traître à leur « esprit de finesse », à leurs « bons usages poétiques », c’est pourquoi « aucune sagaie ne siffle contre lui ». À la fin du repas, le père de Jean Esponde « buvait son café à la paysanne, tête penchée, tasse à peine soulevée ».

 

            Esponde écrit depuis la mort de ce père, sur une plage « le plus souvent déserte à une vingtaine de kilomètres de la ville ». Peu familier de la natation, « il préférait aller chasser vers le désert, région de villages échoués, douars aux murailles endormies, bourricots chargés le long des chemins épineux, un lointain de sécheresse ». Son fils est « vite catapulté dans un internat, dortoir froid, autre internat, fugitives fenêtres, rites auxquels tu ne comprends rien, pluie, solitude, semaines longues et la délectable étude du soir, fascination des cartes, villes et dictionnaires, évasions vers Hoggar, Tombouctou, Himalaya, Khartoum rives de la Mer Rouge. Ou caravansérail, Garamanthes ».

 

            Et Rimbaud devint Lucy. Quand, « devant le désert violent », désirs et projets s’affaissent, reste « un monde fait pour échouer, où la patience se dissoudrait dans un sommeil desséché. Ou bien les yeux protégés d’une fourrure de soleil, il apprend à tisser le vêtement le plus simple, l’enveloppe la plus blanche de son orgueil ». Réplique —sèche— à la fourrure d’eau de la noyade ? Le langage est « chemin annonçant le désert » qui « réalise la poésie par d’autres moyens ». De ce Rimbaud, un ami d’Esponde aurait pu dire ce qu’il disait de sa Lucy : « Elle nous enterrera tous ».

 

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