United C. Sherman Company de Jean-François Bory par François Huglo

Les Parutions

11 juil.
2020

United C. Sherman Company de Jean-François Bory par François Huglo

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United C. Sherman Company de Jean-François Bory

            Jean-François Bory (« l’Auteur » !) par lui-même, ou Cindy Sherman par elle-même, c’est sans fond, comme le Cogito ou le stade du miroir : « Untitled », sans identité. Les photos de Cindy sont pourtant « United », par quelle « Company » ? Je, fiction de l’autre, ou l’inverse ? Jeux de miroirs : de représentations, jeux presque interdits en ces temps identitaires et hostiles à toute représentativité. Raison de plus pour lire ou relire cette nouvelle édition du texte initialement publié par les éditions Confluences et le Frac Nouvelle Aquitaine.

            Avec Giorgio Agamben (« l’artiste est l’homme sans contenu qui n’a pas d’autre identité qu’une émergence perpétuelle au-dessus du néant de l’expression » —de même qu’Ulysse, cher à Bory, est « Personne »), est cité en exergue le Gide du Journal, qui pourrait être celui des Faux-Monnayeurs. Sans repère chronologique (mois, année), la mention lundi, jeudi, vendredi, mercredi, au départ de chaque texte, ne peut être située que par rapport à l’incipit : « Je me remets à écrire ». Et les notations météorologiques laissent vite place à des dialogues, tels qu’on en lit, voit ou entend plus souvent au théâtre ou au cinéma que dans un Journal. Celui d’un auteur voulant écrire sur Cindy Sherman nous renverrait à celui des Faux-Monnayeurs (le Journal inclus dans le roman), et les dialogues pourraient être romanesques, mais c’est un essai qui s’écrit en filigrane, sans la posture de l’essayiste. Un essai par sauts et gambades, rapiècements et bigarrure (Montaigne ne pouvait parler de lui-même qu’à travers tout autre chose, et de toutes ces choses qu’à travers lui-même : « Le plus intime en nous ce sont les autres », aurait-il pu écrire avant Bory).

            « Cindy accomplit une sorte de renforcement de la réalité, d’effacement de la frontière entre réel et mise en scène. Un rappel que l’artiste est toujours des deux côtés : modèle et metteur en scène, sujet et photographe (…). Elle photographie quoi ? Rien, le vide. Il n’y a rien à montrer que l’illusion » (le Cogito saisit quoi ? Rien, le doute). « Son travail va beaucoup plus loin qu’un simple travestissement. En rendant visible ce qui la métamorphose, elle nous montre la façon conventionnelle dont nous sommes affublés, vêtements, attitudes physiques, et certainement pour beaucoup d’entre nous, mode de pensée déjà conditionné ». Aliénation ou création ? Elle n’est « pas tout à fait » la vedette des années soixante en qui elle se déguise, ne le sont « pas tout à fait » non plus « les milliers de femmes qui s’habillaient dans le genre par mimétisme social ». Loin de pourfendre la « société du spectacle » (pléonasme), Cindy et Bory en montrent les coulisses, la machinerie, les agents passifs autant qu’agis actifs.

            Encore faut-il que le spectacle en vaille la peine, et contrairement aux autres personnages « notre Auteur favori » ne veut pas aller à Zanzibar : « Mais c’est quoi à la fin cette folie touristique ! Pris d’un lyrisme sardonique, je vocifère, le soleil, la mer, les plages, les lieux sacrés, les lits pleins de punaises, les musées, l’exotisme de carte postale, les aliments infects que vous ingérez avec délice, les vols charters remplis de hordes de retraités (…) Mais qu’ont donc les gens à courir le monde sans même savoir qui ils sont eux-mêmes ? » Socrate ? Non, c’est Artaud qui est cité : « La vie est une incroyable prolifération » et « Nous n’avons pas un atome à perdre ». Pas plus d’identité que d’Auteur : « On se constitue et on se défait tout le temps ! Sale aventure ! Comme voyage je trouve que c’est largement suffisant ».

            Non seulement « l’existence individuelle n’est pas une vérité démontrable », mais « pire, nous nous copions les uns les autres. L’air du temps comme on dit (…). Cindy montre comment nous sommes imprégnés, victimes de l’air du temps et que chaque temps a ses allures ». Prévisibles ? Publié en 1968, le roman de science-fiction Tous à Zanzibar « décrit le XXIe siècle comme si on y était. Ça se passe en 2010, des villes où les gens dorment —légalement— dans les rues, où le terrorisme est un sport et les émeutes urbaines un spectacle ».

            Bory trace un trait d’union entre Marcel Proust « il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage ») et Antonio Tabucchi, « Autobiographie d’autrui. Décidément, c’est le sujet de notre époque. Probable que le Moi, ayant épuisé les ressources de son mode représentatif, se replie aujourd’hui sur les fables de son propre discours ». Pour le pire : l’aigreur des commentaires sur internet (exemples à l’appui). « L’art prochain mode de défoulement ? ». Le meilleur était déjà formulé par Diderot : « Moi n’est qu’un rôle parmi d’autres ». Par Valéry : « Ce mythe Moi fera rire les enfants de l’an du Seigneur 10 puissance 100 ». Par Nerval : « Moi c’est l’autre ». Par Rimbaud, évidemment. Par Walter Benjamin : « La prétendue image intérieure que nous portons en nous de notre propre essence est, de minute en minute, pure improvisation. Elle s’oriente tout entière derrière les masques qui lui sont présentés ».

            Comme les dialogues, les masques sont ceux de la comédie. Pour une « projection écologique de film d’artistes », les sièges sont « remplacés par des vélos fixes » et il faut « pédaler pour produire l’électricité nécessaire à la projection ». Et c’est « gé-nial ! ». Nous prenons l’apparence de ce que nous ingérons : « ce gigot est maintenant vous, Paul, mon cher », nous assimilons nos masques, devenons nos fictions. Enfin, Cindy Sherman apparaît.

 

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