BEBE tu performes ? par François Huglo

Les Parutions

26 janv.
2019

BEBE tu performes ? par François Huglo

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            En noir et blanc, dehors et dedans, la revue BEBE numéro zéro posait la question « Dis moi c’est quoi la poésie ? ». Après passage à la couleur dedans et dehors, autour d’un nombril (clin d’œil du sevrage) en couverture, la question devient « tu performes ? ». C’est peut-être la même. « Le performeur est toujours un poète, comme le poète est toujours un performeur », répondra Giovanni Fontana, alors que Charles Dreyfus-Pechkoff se dit « plus poète que performeur dans l’âme », Chiara Mulas réticente à la définition de « performance », qui « appartient désormais à la publicité, au sport, à l’économie, à la politique », et Yann Marussich juste « content de vivre » et de « voir où ça mène ».

 

            Il suffit à Démosthènes Agrafiotis, poète et plasticien aussi nommé Empédocle, d’espacer les lettres de performance pour en sortir les mots forme, force, romance, roman, errance. En les permutant, il obtient aussi rap, foncer, mener. Poème spatial ? Akenaton (Philippe Castellin qui vient de l’écrit et Jean Torregrosa de l’image) s’inscrit « dans le droit fil des chemins ouverts par les visuels et les concrets ». Chemins transnationaux. Universalistes ? Internationalistes, et visant « à l’éclosion d’un objet intermédia de plein droit ». La performance n’est pas « la cerise sur le gâteau du vernissage », et dès qu’elle « cesse d’être pour nous une expérience, une recherche, surgit le désir de passer à autre chose ».

 

            Julien Blaine a « articulé, énoncé, gestualisé, agité, développé la performance », et en donne « cinq exemples (parmi d’autres) », photos à l’appui : la traduction par onomatopées de la langue de l’éléphante du cirque Franchi en 1962, les vaticinations de la Pythie en 1972, les chutes inventant « la métaphore incarnée (dixit Alain Frontier) » de 1972 à 1982, la création du poème olfactif de 1972 à 1992, l’aurignacien contemporain de 1982 à 2002.

 

            Des légendes suivent des photos de performances de Joris Brantuas en costume de phallus, de vagin, ou portant pancartes, banderoles, qu’il considère comme des peintures, entre 2012 et 2016. Michel Collet, co-fondateur du collectif Cold Mountain et collaborateur du magazine Inter à Québec, cite Vladimir Jankélévitch : « toute vraie occasion est un hapax ». Comment mieux définir la performance, dont il existe « une nébuleuse de définitions », qui est donc « impure » ? Ma Desheng, co-fondateur en 1979 du groupe « Les Étoiles », premier mouvement artistique d’avant-garde en Chine, pose 30 questions commençant par « aujourd’hui tu as ». Cela va de « fait amour » à « regardé psychanalyste ». Charles Dreyfus-Pechkoff, artiste plasticien, performeur, poète et docteur en philosophie, lance : « Le corps, mais qu’est-ce qu’ils ont tous à parler du corps ? ». Et d’abord  lequel ? L’Église a séparé corps, chair et soma. Aristotélicien dans l’âme, Dreyfus-Pechkoff ne peut « réduire le corps à une pure extériorité mécanique ». Il « s’entremêle avec le langage et exprime le concept de l’absurde ». Et la performance, « topos d’innovation », est « expression de l’être devant l’autre, de l’autre de lui-même à l’autre ».

 

            Professeur de performance à l’Université Politechnique de Valencia en Espagne, Bartholomé Ferrando développe une « conscience de l’instantané », du « temps intime », et se réfère au « vide mental » du zen. Esther Ferrer, plasticienne et performeuse seule ou au sein du groupe espagnol ZAJ, performe si elle a un point de départ : phrase, objet ou événement, par exemple « le nombre de migrants disparus dans la Méditerranée l’année 2007 ».

 

            Giovanni Fontana, théoricien de la poésie épigénétique, s’intéresse « depuis quarante ans aux langages à plusieurs niveaux, aux techniques intermédias et aux synesthésies ». Il rappelle que pour Marcel Detienne (La scrittura di Orfeo), « la magie d’Orphée continue dans le bourdonnement de sa bibliothèque. C’est la coexistence de la voix et des livres ». Et que « la nouvelle oralité, liée avant tout aux moyens technologiques, est continuellement liée à l’écriture, souvent négligée dans le contexte de la poésie sonore ». Si « chaque lecture est une réécriture, au-delà de toute notation possible », le poète « se lit et se réécrit pour lui-même et pour les autres », en « regardant l’univers des langages et en les entrelaçant entre eux. C’est une action "intermédia" ». Le poète en voix devient « polyartiste », la poésie aux frontières élargies et déformées devient « totale ». N’en déplaise aux « critiques sourds », aux « poètes silencieux », la performance est « essentiellement une réécriture en termes d’espace-temps ». Comme Giovanni Spatola l’a expérimenté avec Julien Blaine pendant la guerre de Yougoslavie, « si la poésie est quelque chose de vivant, son organisme se développe par rapport à l’environnement extérieur, à son potentiel ». De même pour Pierre Guéry (Marseille), la performance est « avant tout la création d’un contact et d’un échange d’énergies opéré par un corps dans un espace donné », du côté d’un « engagement corpOral », faisant entendre selon le vœu de Roland Barthes « toute une présence du museau humain ».

 

            Pour le Franco-américain Patrice Lerochereuil, « l’art de la performance rapproche les artistes du public en général, sur un plan philosophique, mais aussi esthétique, visuel et parfois politique ». Les galeries et le marché tendent, au contraire, à les séparer. Co-fondateur de la revue Inter et organisateur de la Rencontre internationale d’art performance (RIAP) à Québec, Richard Martel constate : « Le performatif est généralisé » : en danse, théâtre, cinéma, publicité surtout, l’ « univers médiatico-spectaculaire » emprunte à « l’art en action », qui prolifère partout. En Chine, il y aurait « près d’un millier d’artistes de la "performance" » alors que ces pratiques étaient « jugées presque subversives il y a quelques années ». La question de la présence croise celle de la médiation : « la prolifération médiatique fait éclater le rapport de l’artiste avec un public potentiel ». Médiation de la présence, présence de la médiation… Aux deux questions « comment performer (comme on peut) avec un corps limité » et « fondamentalement qu’est-ce que j’ai ? », l’auteur/performeur belge Vincent Tholomé répond : « Tout un appareillage ». Dont : une voix, des muscles, un corps. Intermédiaire. Et tout un système de notation. Du medium, toujours du medium. Et de la joie : « instants uniques, éphémères, partagés, dans des lieux improbables », selon Valentine Verhaeghe photographiée en noir et blanc et en mouvement, qui cite Robert Filliou : « There is nothing to buy ». ORLAN, elle, est photographiée en couleurs, masquée d’un vagin ou en sortant lors d’une performance dans la boîte de nuit Saló à Paris, comme pour reprendre la problématique de Chiara Mulas (Sardaigne/France) : « le corps de la femme au centre des conflits, la femme et la religion, ou le corps de la femme qui se fait corps politique ». Citons encore Marta Jonville dans sa « pratique décroissante de l’art », Michel Giroud « peintre oral et tailleur en tout genre ». D’un numéro à l’autre, à travers chacun de ses invités, BEBE interpelle son lecteur : et toi ?

 

 

 

 

 

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