Bohdan Chlibec, Le sang de la bourse par René Noël

Les Parutions

07 déc.
2020

Bohdan Chlibec, Le sang de la bourse par René Noël

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Bodan Chl?bec, Le sang de la bourse

Le poète décisif

 

        À la taverne de Bohdan Chlibec, siamoise de celle de la Grande Beuverie de René Daumal, " Disparais dans les nuages, / abstiens-toi de naître ! " la liberté s'accroît. Au droit d'écrire ou de s'en abstenir, le poète ajoute volontiers la liberté de naître, de ne pas naître à jamais ou de calibrer avec minutie, de grammer d'autres entrées dans la carrière au sein de la vie brute, cette dernière, quoi qu'il en soit, cosmos fini en regard du néant, cet infini des contrebandiers, de trouver une naissance à sa main, en siècle et climat voulus. Bohdan Chlibeck n'a pourtant ni nostalgie, ni tentation de fuite hors du monde, du réel. Alors que le monde se barricade, récuse autant le jour que la nuit, comment pourrait-on se retrancher d'une réalité qui n'a cure de vaincre ou de gagner à sa cause de nouveaux thuriféraires, opposants d'hier, l'Homo Liberalus ayant éteint ses feux de position, ses quelques restes de conscience, afin de durer le plus longtemps possible ? " Le temps a passé / elle s'est enfoncé une mâchoire de singe entre les joues ", au Visage humain, bref aparté maudit des tenants de l'ordre resurgi sitôt raisonné par la bourse régisseuse des saisons, a succédé l'amnésie, à ce point où l'Homo sovieticus, patron des modèles cherchés pour barrer l'humanité, n'est plus même un souvenir.

        " Là où il y a conciliation, / il y a une morale ", et quelle serait donc cette sortie par le haut ? de quelle sorte de morale pourrait-il s'agir alors que nous roulons tous feux éteints ? sans méridiens, sans directions, où un chez soi ? en ces temps " Divers peuples vivent encore et toujours / innombrables, mais sans un seul homme . " Il n'y a néanmoins dans les poèmes de Bohdan Chlibec aucune coupure, nulle disjonction, pas de mise en demeure de la part de l'inhumanité, sa sensibilité ne vacille pas une seule seconde, " le petit pois de sucre sanguin / radioscopable par des ongles / de doigts faits de rotations sur lui-même " écrit Celan dans le poème " L'ÉTERNITE se tient dans ses limites : " de Partie de neige, confronté lui aussi au clos d'une idéologie, ne parvient-il pas ici à faire voir depuis un dehors plein de paroles, de vie mais exclu jusqu'ici a priori, combien l'éternité elle-même est le produit de cercles carcéraux, car comment pourrait-elle sortir indemne de tant d'impasses mortifères dont nous sommes les rejetons, comment pourrait-elle se suffire à elle-même ? Ce petit pois - qui évoque peut-être le conte d'Andersen où la princesse hypersensible sent le petit pois sous vingt couches de matelas - Bohdan Chlibeck, alors que toute notion de monde extérieur et de monde intérieur ont été effacées, le trouve dans des portes, des soupiraux, les poèmes indiquant d'autres voies, d'autres vers dans le livre, des séries, " SOUS LA GRILLE DES ÉGOUTS ", une navigation de poème en poème.

        Images, le lecteur pense d'abord à certains plans du Miroir ou de Stalker de Tarkovski, de pluies diluviennes ou au grain noir et blanc de certaines prises de vues de Béla Tarr, le monde de Bohdan Chlibec si précis, aussi calme que ces bourgs hors de Prague, ainsi que le lecteur les imagine, terre battue et rides, mots rares et fermes, ne décrit-il pas une forme de décomposition que la stagnation et l'atomisation de la société ne peuvent enrayer, vues natives du poète qui se suffisent à elles-mêmes alors que le lecteur abandonne ces plans de ces cinéastes, le voyant plus proche des films de Georges Rouquier, Farrebique, 1946 et Biquefarre, 1983, avant se dire que ces rapprochements sont inutiles, ses vers incisant toute trame, pellicule ou assise numérique avant même qu'elles animent des formes. Le poète voyant depuis les ténèbres où il se tient aussi à l'aise que s'il y avait toujours et encore une carte du ciel et des aurores, l'éteignoir où ni le jour, ni la nuit n'opèrent plus, les nuances, les délitements d'une uniformité, avalanches continues d'une opacité en déroute face à la persistance de l'humain, à la vie ininterrompue de ses contemporains, compagnons de bas-fonds et de bars embrumés que Bohdan Chlibec libère par l'action de ses mots, de ses rythmes, des labyrinthes éclairés par son livre. Si bien que les images créées par le poète cadrent naturellement une opposition niée par l'idéologie, opposant une vie souterraine continue et non entravée qui lorsqu'elle écrit établit à nouveau une relation dialectique avec l'idéologie.

        Le poète qualifie si bien les paliers et les voies de lucidité qu'il rejoint ici l'art de René Daumal qui du chaos nocturne fait naître des initiations profanes et d'autant plus réelles, percutantes - " C'était un esprit fin, / il tombait même dans les profondeurs qu'on lui tendait en passant. / Il s'affligeait d'avoir oublié des choses, d'en avoir perdu d'autres. / Voire, pire encore : d'avoir perdu quelque chose / et de l'avoir complètement oublié. " - que les abîmes d'avant-hier, fibres nées des fûts de bouleaux embarbelés, témoins si proches, si éloignés de Weimar, aux branches, aux accents, aux clapets mozartiens qui optimisent la beauté belle jusque dans les requiems, que les abysses de la veille, là où il n'y a plus de haut ni de bas, ont été escamotés, remisés à la hâte hors de tout cadre de vie. Le poème expose le réel si il y a dialogue, le lecteur interlocuteur dès le premier vers absorbé, lu par les yeux, la bouche, le front, le cœur..., Bohdan Chlibec poète décisif fait entendre et sentir combien les tenants de l'ordre et des cordons de la bourse se relèguent eux-mêmes de la vie, mantique matérielle bien plus avancée dans ses travaux de terrassement que les radios du passé le laissent entendre, voix dans le noir d'un poète unique au comptoir de notre routier préféré !

 

 

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