Carnivale de Nicole Caligaris par François Huglo

Les Parutions

13 janv.
2021

Carnivale de Nicole Caligaris par François Huglo

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Carnivale de Nicole Caligaris

 

            « Au milieu du chemin de notre vie ». Le récit de Dante, celui de Nicole Caligaris, commencent par le milieu. La vie est comparée à un chemin, comme dans la formule de Stendhal qui ne dit pas si le « miroir » est tourné vers l’amont ou vers l’aval. Le romancier, le lecteur, plongés au milieu du livre dès son incipit, lui chercheront, chacun selon son désir, une origine et une fin. Le chemin du livre sera le tracé de ce mouvement. Dans Carnivale, la vie au bout du rouleau d’un courtier d’assurance méphisto-kafkaïen à l’affût de plus pauvres, plus surendettés que lui, aussi proches de la chute et de la noyade, en croise d’autres en phase ascendante, adolescente, sur une route de la crête à « pente pleine de sable ». La vie imite le roman : le narrateur en bout de course pense à Yossarian, pilote de combat qui, dans un livre qui l’a longtemps accompagné, a réussi à se sauver d’un traquenard en nageant vers la Suède. La vie imite la photo : celle d’une carte postale où une pente tombe « dans l’eau bleue et noire d’un fjord ». Les « imbattables léopards » dont les Motobécane Grenat avec ou sans essence portent sous la selle les ailes de Mercure « dieu des filous » (il est le vif-argent qui parcourt tout l’ouvrage), sillonnent les routes entre deux fêtes sauvages, deux scènes improvisées, s’arrachant eux aussi d’un cercle infernal : la boue du delta, le bidonville natal, l’assistance dont ils ont été radiés « comme des princes qui n’ont que leur peau, sans s’occuper d’aller nulle part », tels l’auteur et le lecteur jetés dans ce livre, pris à son jeu, libres de leurs —de ses— mouvements.

            De l’Enfer au Paradis ? Le « cercle impeccablement gardé » des beaux quartiers est « pénétrable ». Suffit de trouver la clé, la bombe, de jouer le bon coup. Mais les initiales du General Management, sur le contrat, seront celles d’un grand mirage. La Vita nova de Dante n’est plus qu’un restaurant en chantier, La vie nouvelle. La nouvelle naissance, c’est la musique. De son ventre rond, les « trois petits tiers venus au monde avant d’être formés comme il faut » sortent « affreux, tête en avant, gluants de bauxite comme ils le seraient toute leur vie, poussant le mow-mow qui fauchait le silence, qui en extrayait le public vaseux ». Elle interrompt la route, la pente du temps : fait « danser pendant que la nuit ne (s’écoule) plus, ni le temps, que les corps (cessent) deux minutes de se précipiter dans la pente ». Tanguant « dans cette bulle sans paroi que (souffle) la musique, argentés, irisés de couleurs indiennes, touchés par la naissance, ils ne (retombent) pas ».

            Les guitares de très mauvais bois avaient été enlevées comme des Sabines, avec les amplis Vox, dans une boutique de prêts sur gages, « salle aux mirages », mais « avaient reçu l’esprit de Brian Jones descendu dans un atelier malais un jour de pluie tropicale ». Le General Management avait couvert, ouvrant la dette du casse, rouleau de ticket agrafé à leur contrat. On pense au rôle de l’usurier chez Balzac. Gobseck pas mort : « Le Management les avait gobés, eux et leur musique, et il n’en était ressorti, au bout du compte, que trois petits noyaux ». De même, le narrateur se présente à son client comme une « chance inouïe » et lui fait signer « l’affaire de sa vie en misant ce qu’il (avait) d’économies » afin de lui faire « rejoindre le cercle des intérêts miraculeux avec une toute petite mise de départ », de le précipiter en enfer en lui promettant le paradis.

            Pour que le corps glorieux de Mick Jagger se déploie « dans la fumée du Marquee », sa « divine mue », un « corps terrestre qui lui ressemblait », s’est noyée dans les enfers du fleuve, fossilisé dans « la tourbe du delta » où les « trois soubirous », ou « trois volatiles », « trois bigarreaux », « trois novitchoks » (leur nom change à chaque fois) ou même « Hypnos, Thanatos, Coma », l’ont découverte. Ils ont leur étoile au ciel, leur Béatrice, Ipanema, fille de l’entrepreneur Spada, aussi inaccessible que la fille du proviseur l’est pour le grand Duduche de Cabu, leur fiancée pourtant. Le narrateur a la sienne, pour le moment comptable chez son boss, mais pour lui ni enfer ni paradis, « il n’y a pas d’éternité, penses-y, Cantaloupe, quand tu regardes ton reflet dans la vitre du bureau, il n’y a que ce purgatoire qui tourne sur lui-même, entre chien et loup ». Et les « trois zabayons », les « trois zêtas », se sont « laissés glisser dans le cercle intermédiaire des conneries ». Paradis, enfer : haut et bas de la grande roue, cercle de la grande aiguille, du temps qui « se nourrit de lui-même », du débit du fleuve et du fleuve du débit : crédit revolving, ce « crédit béant », pas fait pour boucler le cercle mais pour qu’il reste toujours en manque. « Personne d’entre nous ne sait au juste pour qui il roule, ça fait trois siècles que le manège est au point, depuis que Tonti a sorti le modèle, une cascade à pognon, ou plutôt une fontaine, et sauvé Mazarin de la panade, avec cette martingale qui revient à miser sur la mort ».

            La roue, « pas ronde du tout », n’est que failles, fuites, galeries, courses à l’abîme. La grande roue donne sur le train fantôme, la fête tourne au macabre. Paradis et enfer s’étagent, de l’hôtel Occidental aux « sous-sols de la ville transformée en gruyère » par la guerre, cette « fête en permanence » où ça fuse et flamboie, macère dans le brasier, tandis que la télé tourne. Les pages ne se succèdent pas mais glissent l’une sur l’autre, tectonique des plaques et « mécanique des fluides », traçant des arabesques, tressant des guirlandes baroques, psychédéliques, où les filles du feu qui donnent leur nom aux chapitres (Ipanema, Polly, Faustine, Aurélia) se superposent et se confondent, où chaque personnage trouve ou perd son double, jumeau ou sosie. Nicole Caligaris reconnait, elle aussi, une dette : son texte se tresse avec, ou plutôt épouse, prolonge en feux d’artifice (c’est la noce finale !)  ceux d’Adolfo Bioy Casares, Jean Cayrol, Adelbert von Chamisso, et Coleridge, Dante, Genet, Gogol (âmes mortes, morts vivants et bouffonneries  sociales), Heller, Kandinsky, Leiris, Malcom Lowry (danse au-dessus du ravin, comme d’un volcan), Jean-Pierre Martinet, Nerval, Marie Redonnet, Rimbaud, Raymond Roussel, Richard Sarafian, Philippe Soupault. Ajoutons Ensor pour l’illustration de couverture, Squelette arrêtant masques : dans le livre, un chauffeur fou masqué d’un crâne, un macchabée qui bouge encore et s’entête à vomir les somnifères, un enfant habillé en soldat…. Et ajoutons Andersen, pour « Le briquet » (mais il sert ici à chauffer la résine) et « La petite fille aux allumettes » : « Polly cherchait du feu dans cette confusion dont les grains électriques s’accrochaient aux poils de l’inénarrable blouson qu’elle tentait, dans un dernier geste de fille ou peut-être par nostalgie pour le monde respirable, de serrer sur sa gorge ».

 

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