Itinéraires de délestage de Lionel Bourg par François Huglo

Les Parutions

02 déc.
2022

Itinéraires de délestage de Lionel Bourg par François Huglo

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Itinéraires de délestage de Lionel Bourg

               Un Lionel superbe et généreux se situe, en titre, dans un réseau routier, alors que l’Yonne audible dans le prénom nous projette sur une carte fluviale, la faute à ce Rousseau que, facilement mais sûrement, Gavroche expirant faisait rimer avec ruisseau. Lionel Bourg est un flux qui va : « J’ai longtemps rêvé d’une phrase interminable (…) moins séductrice qu’exigeante et parfois capricieuse ». Celle de Proust qui, « sans rivages » comme l’écrit Walter Benjamin, « unit la fiction, les mémoires et les commentaires » ? L’autobiographie et l’essai sont aussi indissociables chez Montaigne, chez Rousseau. Et dans cette somme-ci, qu’il est possible d’ouvrir n’importe où et impossible de refermer définitivement. Une même « prose errante (…) dénude la conscience de soi subjective » et « aiguise l’intelligence » du « dehors », inventant la « littérature, dont les récits au fond ne racontent pas d’histoire ». Si, comme l’a dit Nerval, « le poème est tombé dans la prose », c’est pour l’irriguer, à condition d’être irrigué par elle. Bourg refuse de « réduire la poésie à l’étroit domaine dont les poètes semblent souvent se satisfaire : comment la priver des sciences humaines, de la pensée critique ou de l’Histoire ? ». La vie s’est condensée « en une phrase qu’il me faudrait apprendre à lire ou à écrire », phrase fleuve qu’étendent à l’infini tous les affluents qu’elle accueille.

 

            Le fleuve prend sa source dans la voix maternelle : insultes, logorrhée, sentences, refrains beuglés ou miaulés (paillardes, bluettes, cantiques, chants révolutionnaires), poèmes à « alexandrins tapageurs », sanglots, « une même lamentation dont je ne saurais récuser l’héritage. Ne lui dois-je pas l’essentiel ? ». Le fils partage avec sa mère le deuil d’un frère aîné mort « sans voir le beau temps », comme dans la « Complainte du petit cheval blanc » qu’elle ne cesse de fredonner. Noyé. « L’étendue mouvante du langage, le "lac inconnu" de Marcel Proust », ne diffèrent pas « de celui, sombre, couleur de peau verdâtre », où ce frère, son double, s’abîma. Lionel n’est pas né mutique, s’il le fut longtemps. « Se taire ou se jeter à l’eau, nul n’eut jamais d’autre choix ».

 

            La voix devient langue maternelle, étend son registre, son répertoire, sa puissance d’agir. Portrait de l’auteur en pêcheur : « je ne pratique l’halieutique verbale qu’en eau douce et, aux berges des rivières, n’accepte dans ma bourriche de secours que Les Rêveries de Jean-Jacques, la Nadja de Breton, un tome de La Recherche, du Rilke, du Nerval, une bouteille de rouge, du fromage de chèvre ou n’importe quelle chronique de mon "tonton" de Montparnasse ». Ce tonton Léon-Paul (Fargue) raconte « ses histoires bien plus superbement que le sage fumeur de pipe de la bande dessinée ». Tonton fleuve « boueux d’alluvions un tantinet franchouillardes », mais il « n’agit ni n’opère en "maître" », il « ne se pavane pas », confirme au contraire « dans son droit à l’extravagance et aux improvisations incongrues le galopin de quinze ou de soixante-dix ans qui trempe sa plume dans l’encrier de porcelaine d’un pupitre d’écolier ».

 

            L’ « effraction primitive » est celle du « loup » d’Urfé « dans la bergerie » : « roman tronqué, L’Astrée toujours en expansion, intègre l’inachevable—, fait de la langue son sujet privilégié, son objet, son angoisse et sa béatitude ». Bourg passe à gué des gravures d’Alain Bar aux livres de Nicolas Bouvier : « pas de paradis. Pas d’enfer. Que du temps, dilaté, contracté ». De la « tenue » de Breton à l’ « oiseleur » Charles Morice, indéfectible ami de Verlaine. Des photographies d’Anne-France Frère et de Thierry Azam à Georges Henein. Copte ? Juif ? Arabe ? Musulman ? Athée ? Gnostique ? Avec « une rare superbe », il « n’assume l’identité de l’un que grâce à celle de l’autre ». Voici le sculpteur Yves Henri, Thierry Metz « penché, vertigineusement », Patrick Laupin pour qui « la sensibilité, l’intelligence ne diffèrent pas », Léo Ferré lu « là où la structure s’affole », comme disait Barthes. Lire, c’est alors « inventer de nouvelles boussoles ». Voici Paul Rebeyrolle métamorphosant son « geste pictural en chant toujours premier », la photographe Dolorès Marat ouvrant, selon Roger Giroux, « l’œil qui est au centre de la Voix », la céramiste Florence Bruyas, Matthias Olmeta photographe d’icônes que n’humilient « l’insulte ni les crachats des philistins », le peintre Alain Boggero dont les « images exaltent des condamnés », Michèle Desbordes, son « insoutenable pitié », la peinture « laiteuse, calcinée » de Maurice Jayet : « Tout en provient. Tout en suinte ». Et celle de Bernard Pruvost, « début d’incendie dans la prunelle ». Voici la « sensation-pensée » de Joë Bousquet : « Le poème est mort, à la poésie de naître. Que la parole écrite ne soit qu’un point de vue sur une façon de sentir ». Voici Roger Gilbert-Lecomte. « À vingt ans, il allait à l’abîme. J’en venais ». Voici Werner Lambersy, rencontré à Nantes, et des livres de Carole Dailly, un dessin de Jean-Marc Scanreigh…

 

            Inclassable Lionel Bourg ! « Somme toute, mon lieu le plus habituel se dérobe à tout lieu. Ou les accomplit tous ». Ne fut-il pas initié à l’internationalisme prolétarien sur un terrain de foot improvisé entre deux immeubles ? L’école ne l’a-t-elle pas rendu « bilingue », mêlant aux « insanités » et aux « tirades » maternelle des « préciosités archaïques » ? Il dédaigne les « prétentions iconoclastes » de Céline et des céliniens, use « du français châtié comme d’une langue étrangère », n’accède « au réel qu’à la condition de ne pas être là où la contingence (l’) assignait ».

 

            Un entretien avec Thierry Renard complète le portrait d’ « un type qui souhaiterait ne pas démériter de la conscience humaine ». Rétif à toute forme de démagogie : « les pauvres ne sont des saints que dans les fantasmes de la bourgeoisie bien pensante », écrit-il dans un grand texte biographique, « Nous étions des enfants ». Quand Jean-Paul Gavard-Perret lui demande à quoi il a renoncé, il répond « au retour de la Commune, peut-être ». Mais il n’en finit pas « d’apprendre à lire et à voir », en écoutant du blues, Lightning Hopkins surtout, du rock (Chuck Berry, Buddy Holly, Elvis…), Bach, Dylan, Eddy Mitchell qui, comme Ferré, mérite d’être « lu ». Ce n’est pas de la poésie qu’il doute « mais de ses tenanciers, ses thuriféraires ». Nerval l’a initié à « cette prose aussi errante que nos vies » qui « assume sans doute maintenant (sa) part de poésie ». Et en ce sens (« dans tous les sens »), comme Georges Mounin l’écrivait de Jean Rousselot, « on ne se demande même pas si c’est un grand poète, mais c’est un poète, et c’est quelqu’un ».

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