Les parentés inhumaines de Françoise Clédat par François Huglo

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27 avril
2023

Les parentés inhumaines de Françoise Clédat par François Huglo

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Les parentés inhumaines de Françoise Clédat

 

 

            Mieux (plus large, plus haut, plus profond) que tous les récits de confinement ou de déconfinement, voici le livre des confins, dont le titre aurait pu être Vita nova, Mes autres, ou Autres intimes. Confins : frontières, zones de contact et d’échange, entre humain et non humain (animal, végétal, minéral), vie et mort, tout et rien, écrit et corps, femme et homme, sciences et poésie, biologie et art. Plus que des voisinages, Françoise Clédat relève des « parentés », au cours d’une promenade initiatique dans un bois, dans sa bibliothèque et dans son corps. Autant de couloirs donnant sur des clairières. Autant de chances de renouvellement. Toute une odyssée (une fugue aussi) dont la boucle, avec ou sans lecteur comme celles de branches entre deux arbres, trace le signe de l’infini. Et « un possible art de mourir ».

 

            Du biologique (« la vie qui m’habite » n’est « pas confinée dans mon corps » et « va passer à d’autres ») au minéral (« désertification » du « reste squelettisé »), la chimie poursuit ses cycles —du carbone, de l’hydrogène, de l’azote…— dont le corps, écrit Alfred North Whitehead, est « l’occasion vivante », réceptacle où « se déversent » les « trésors du milieu passé », et « l’organe de la nouveauté ». Whitehead parle de « devenir divin », de « "marque" en Dieu ». Françoise Clédat, qui croit qu’elle ne croit pas, traduit « la perte irrémédiable » en « élargissement d’une liberté sans appropriation », et en « devenir d’absolue légèreté ». Il lui est « permis de rêver, c’est-à-dire désirer » en une « zone d’échappement » aux confins et au-delà du couvercle de l’atmosphère. La musique ne concilie-t-elle pas « l’évanescence et la présence » ? Dehors et dedans se touchent, « ne cessent de toucher à notre commune mortalité ». Une « concentricité d’intériorités » englobe « en même temps qu’elle les élargit les cercles successifs d’extériorité », par une « captation qu’elle devient » (où Françoise Clédat écrit « captation », Whitehead écrit « préhension », Merleau-Ponty et Leibniz « perception »).

 

            Ce que Whitehead appelait « occasion » devient « événement » et « crise » comme « possibilité d’une autre vie, d’un autre monde », chez l’anthropologue Nastassja Martin, spécialiste du Grand Nord, dont le face à face avec un ours est devenu corps à corps, rencontre à la fois du non humain et d’une altérité se découvrant « intime au-delà de ce qui est imaginable ». Par cet événement, cette rencontre qui aurait pu être mortelle et lui a laissé une mâchoire en « lambeau » (on pense à Philippe Lançon), « les frontières entre les mondes implosent », écrit l’anthropologue. Françoise Clédat lectrice du biologiste Fabio Alexis Lefebvre qui voit en chaque tumeur un « frère difforme », nomme son cancer, cet autre intime plus fauve que crabe, son « ourse intérieure ». Sa « cancère », donc.

 

            On pense à Montaigne (« la mort me trouvera plantant mes choux »), à Épicure (« la mort n’existe ni pour les vivants ni pour les morts ») quand Françoise Clédat écrit : « le corps en paix je sais que je vais mourir mais je ne le crois pas ». Elle « l’oublie, d’un oubli léger qui est défi autant que déni », et cite La force majeure de Clément Rosset : la joie comme « faculté de persistance incompréhensible ». La démarche scientifique nous apprivoise-t-elle à la mort ? Elle nous met en relation « avec une altérité totalement radicale ». Aurélien Barrau peut donc écrire : « Être astrophysicien, c’est ma manière d’être poète ».

 

            Suicide et prolifération des cellules s’équilibrent, sauf quand les cancéreuses refusent le suicide pour s’engager, écrit Jean-Claude Ameisen, « sur le chemin de l’immortalité ». Sylvie Pouteau, biologiste qui se définit comme « une éthicienne des plantes », voit dans le végétal le « modèle d’un sur-vivre par-delà les limites mortelles de l’existence ». Cette « expansion radiale » de la plante en opposition à « "la tension concentrique" du développement animal » rappelle Kandinsky pour qui la « ligne née du mouvement » anéantit « l’immobilité du point ». En résulte « un être nouveau ». La ligne du végétal selon Sylvie Pouteau devient pour Françoise Clédat « la formule d’une écriture ».

 

            L’art transgénique d’Eduardo Kac aide à comprendre « l’être chimérique » formé par « ma cancère et moi ». Une autre bio artiste, Charlotte Jarvis, « explore son propre corps comme un espace liminal —un site de transformation, d’hybridation et de magie »— et les « potentialités d’être que nous avons en nous avant notre naissance », celles des « cellules souches pluripotentes » lui permettant de placer « son propre corps à l’intersection du genre », en produisant des spermatozoïdes à partir de sa peau. Une intersection où « Trans n’est pas neutre », comme le confirment Patrick Autréaux et Maggie Nelson, que la jeune Françoise Clédat rejoignait dans un numéro de Sorcières, à propos de l’ « Intimité radicale, différence radicale », quand elle écrivait : « Mon enfant mortel je ne te hais plus d’être en moi ma mort », et dans un numéro plus tardif : « mes fils mes cancers jolis, mes bébés, mes tendres meurtriers… ».

 

            Le premier livre de poésie publié par Françoise Clédat, alors historienne de l’art, a été écrit « avec » Nicolas Poussin « plus que sur lui ». Comment traduire Et in Arcadia ego, inscription sur le monument dont est peinte la découverte par des bergers ? Par « Même en Arcadie, je (la mort) suis là » ? Par « Moi aussi, le mort, j’ai vécu en Arcadie » ? Par « Même dans la mort peut exister l’Arcadie » ? Françoise Clédat répond : par une fusion des trois. En ses « variations » finales, qui n’oublient pas la biologique « aptitude à varier » comme « propriété générale des êtres vivants », l’accueil de la sensation qui nous élargit confine à la « dissolution dans l’inaccessible ». Mais « la matière est mémoire / Et nous vivants sommes mémoire / de la matière que nous sommes ». Matière ou mater : « je ne savais pas » que les mains de ma mère (ou son ventre) « me portaient ». Oubli léger, matière-mémoire : en un « immense raisonné arrachement à la figuration », le « rien ne se perd, rien ne se crée » de Lavoisier confine au Temps retrouvé.

 

 

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