"Livres" de Philippe Jaffeux par François Huglo

Les Parutions

13 févr.
2022

"Livres" de Philippe Jaffeux par François Huglo

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             Livres : pas un livre à propos de livres, mais « un livres », un pour deux et deux pour un, grâce à des sauts de page, un par ligne. Le mot qui saute d’une page à l’autre laisse un trou dans la ligne pour occuper une autre ligne sur la page que l’on ne peut qualifier de suivante puisqu’elle est formée d’éléments de la même, que l’on ne peut donc pas appeler la même. Deux pages 1, deux pages 2, (…), deux pages 50, se font vis-à-vis. La règle du jeu est fixée dès les premiers mots : « Un numéro de page se dédouble ». Les derniers dressent un bilan chiffré de la lecture : « double page emportée par 2600 mouvements oculaires », nombre théorique obtenu par calcul, mais il est impossible de limiter donc de fixer celui des allers-retours nécessaires à la mise au point par laquelle chaque lecteur superpose mentalement les deux pages juxtaposées. Il peut aussi considérer la page de droite pour elle-même, la couper de sa source, alors que la page de gauche focalise l’œil sur ses trous, ses absences. Prose lacunaire à gauche, vers cristallisant à droite une densité de sens, à partir de signes pourtant plus dispersés, mots en archipel sur la page. Les blancs dans la prose continue, à gauche, deviennent, à droite, des impacts discontinus du vers. Migrations d’un côté, assemblées de l’autre. Forces centrifuge et centripète, mais sans centre. L’écriture de Jaffeux est atomiste, physico-chimique, quantique. Mais le livre ne peut être réduit au projet qu’il réalise en l’énonçant (il dit ce qu’il fait et fait ce qu’il dit). Performatif, il est aussi réflexif, en un dédoublement où la pensée se saisit dans son mouvement, un cogito toujours recommencé, son double n’étant pas un reflet où elle se noierait, mais ce qui lui manque, ce qu’elle poursuit, son surgissement et son point de fuite.

            Dès la première page, le texte se voit, s’oriente, se met en scène, se projette, se décrit comme « reptile », « architecture aléatoire », « carte » incorporant « le tissu d’un voyage », « forêt de lettres », « parcours du chaos ». Plus loin, comme « phrasé condamné à se taire », « construction d’une page onirique », « absurdité disponible », « approche d’un sens débridé », « révolte impossible », « négatif de l’écriture », « écriture désapprise », « aventure d’une idée incomplète », « exposition d’un principe abstrait », « labyrinthe de ruptures », « tri expérimental », « élan tragique », « écriture paniquée », « alphabet mis en scène par l’éclairage d’un écran », « aventure d’un film », « anonymat d’un espace », « processus magique », « vide qui s’éloigne d’une pensée », « surface qui avale le fond d’un sens », « mots dépourvus de lettres », « magma de blancs (qui) retentit sur le projet d’un sens », « refrain d’une méthode », « spontanéité infernale », « flopée d’os (qui) s’entrechoquent », « souvenir d’une grâce », « digression », « envol de convulsions éruptives », « détresse d’un texte mutilé », « absence incontrôlable », « présentation d’un avenir impossible », « avancée d’une chose végétale », « respiration d’une catastrophe », « irruption d’une immédiateté originelle », « ordre d’un chaos touché par un paradoxe », « transparence d’une farce », « sel d’un refus qui parasite une quête brutale », « connexion entre deux pages interactives », « vibration d’un vide baroque ».

            Que de rebondissements ! « Une forme / indisciplinée / rebondit sur / l’identité / d’un mélange / de trous ».

            Point de fuite (« Une / vitesse / captive / la rédaction / d’une / fuite », « La trace d’une fuite mise en perspective ») et « fougue d’une quête », le Livres baroque(s) peut trouver sa traduction chez Bach : Le « Hasart » de la f(o)ugue !

 

 

 

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