Récits instantanés de Carole Naggar par François Huglo

Les Parutions

21 juin
2019

Récits instantanés de Carole Naggar par François Huglo

  • Partager sur Facebook

 

 

            Récits instantanés : oxymore ? Le récit se déroule, l’instantané non. Et pourtant, implicitement, rétrospectivement, il installe et donne à lire un récit. « À Lisbonne le présent est déjà une mémoire, comme un azulejo descellé d’une façade ». Les photos de Carole Naggar, Édouard Boubat, Bruce Davidson, André Naggar, Henri Cartier-Bresson, William Betsch, Sabine Weiss, Sophie Ristelhueber, et les proses ou vers de Carole Naggar, suggèrent une analogie entre photographe qui découpe un plan, pose un décor, apprivoise un sujet, et paragraphe orienté vers la phrase que fermera le point final, comme le doigt sur le déclencheur capture l’image. Analogie entre temps d’observation et temps de bain de la pellicule : « Il faut regarder avec les doigts, au ras du sol. Longuement contemplées, les griffures du granit deviennent spirales, et peu à peu la forme d’un labyrinthe s’affirme, comme une photographie qui monterait à la surface du révélateur ». La prose éclaire le temps qui précède la photo, et celui qui la suit comme un point d’orgue : « sous la pluie, la roche est comme une joue mouillée de larmes qui porte, dans son tatouage de pétroglyphes, le souvenir des tribus disparues » (parc naturel de Saguaro, Tucson, États-Unis).

 

            Dans portrait, il y a trait. Celui de Roland Topor tient dans l’instant (l’impact) d’un trait d’humour : « Je ne travaille pas parce que j’ai quelque chose à dire ; je travaille parce que je suis comme les enfants : le soir je ne veux pas dormir, et le matin je ne veux pas me lever ». On le retrouvera organisant des courses de camembert : « des tranches posées sur papier millimétré en plein soleil doivent concourir. Celle qui coule le plus loin a gagné ». Le portrait de Pablo Néruda sort, comme d’une boîte noire, de celle, apportée par Carole Naggar, qui contient ses « honoraires » : une conque, qui elle-même contient « le murmure de la mer autour de l’Ile de Pâques ».

 

            Parfois, comme dans l’art chinois, le paysage imposant décrit par le texte (« solennelle assemblée » des arbres qui gardent « le sommeil des tumuli de Börre ») fait paraître minuscules les personnages qui y passent. Mais ces « oublieux », ces « indifférents » qui « promènent des chiens en laisse », sont absents de la photo.

 

            Le trait d’humour involontaire peut tuer. Un commissaire soviétique d’exposition au Centre Pompidou ne se loupe pas quand il dit : « Venez donc faire une tournée à Moscou, comme cela vous verrez tous les tableaux, et vous nous direz lesquels sont d’avant-garde ! ». Ou plutôt, le commissaire polonais qui conte l’anecdote ne le loupe pas. Et que dire de Marguerite Duras répondant à l’envoi de quelques textes par ces mots écrits à la main : « Merci, mais je ne lis jamais » ? Un autre petit mot, griffonné par le Directeur de Réalités, Bertie Gilou, « venez me voir », décide de l’avenir d’Édouard Boubat. Le photographe décrit le rare moment, offert « en cadeau de surcroît », où « tout arrive à se rencontrer », où le sujet est « dépassé par lui-même ». Il rappelle ce qu’Herrigel dit du tir à l’arc : « Plus de cible, plus de mental, et tout d’un coup, toucher la cible en s’oubliant ».

 

            Le trait n’est pas d’humour quand il veut tuer l’autre. Lors d’une exposition à Tel Aviv, Carole Naggar dont le nom et la famille viennent d’Égypte, entend un vieil homme lui dire : « Et alors de quel droit vous faites un travail sur la Shoah ? La Shoah, elle n’est pas à vous. Elle ne vous appartient pas ! Elle nous appartient, à nous autres ». Ou quand il vient porter au génocide une dérisoire dénégation : Goering, selon le colonel héritier de la veuve Fauché, « n’aurait jamais pu tuer tous ces Juifs, la preuve, il s’est pris le doigt dans un fil de fer barbelé. Son index saignait, il a pleuré ». Le trait n’agit pas toujours immédiatement. Un « effet d’ironie » est propagé par la « piqûre d’absence » faite au réel par le peintre Antonio Ségui.

 

            Dans les photos de sa mère qui lui ressemble, Carole Naggar cherche la dissemblance, jusqu’au jour où son enfant interrogera les images de sa mère. D’un mariage à Fez, « triste comme une jeunesse emmurée », aux « jeunes mariés » de Robert Doisneau et à sa rencontre avec Alexandre Trauner via Jacques Prévert, quelques répliques d’un « film imaginaire » : Trauner voit en Dublin « une ville qui est entre la Guiness et l’eau bénite », Doisneau : « pour les voyages de noce, y a mieux ».

 

            Guillevic, « avec son collier de barbe et son bonnet de laine (…), petit, trapu, séduisant et laid, ressemble à un gnome de la forêt ». Il ne se dit pas « poète communiste », comme Aragon, mais « poète et communiste ». John Berger se confie, raconte sa vie, ses travaux. L’école d’Oxford où l’avaient envoyé ses parents pourtant pas très riches lui rappelle l’Académie militaire décrite par Musil dans Les Désarrois de l’élève Törless. « C’est là que j’ai vraiment compris ce qu’est l’âme fasciste, et en quoi, par certains côtés, elle est cousine de la pensée bourgeoise ». Refusant à la fois l’approche esthétique et la photo de reportage (« les news, ça arrive toujours aux autres – pas à vous ! »), John Berger partage avec Carole Naggar « une qualité difficile à définir : l’empathie ? ».

 

            Voici Henri Cartier-Bresson s’enfonçant des boules Quies dans les oreilles pour faire des croquis des acteurs mis en scène par Ariane Mnouchkine. L’instant, dit-il, « peut être celui d’une longue connaissance ou celui d’une surprise ». Voici Vojo Bakik, Michel Carrouges, Sabine Weiss, Gilbert Lascault, Mark Brusse, le cuisinier égyptien Ibral Gabbai, Robert Doisneau ouvrant à l’opinel une dizaine de boîtes de conserves pour chats, Roman Cieslewicz, Jacques Chemay, Jorge Semprun, Piotr Kowalski, le satiriste polonais Czeczot, Kubin… « La photo c’est pour se souvenir. Écrire, c’est peut-être pour oublier ».

 

 

 

 

Retour à la liste des Parutions de sitaudis