Sonnets de la révolte ordinaire de Laurent Robert par François Huglo

Les Parutions

28 août
2020

Sonnets de la révolte ordinaire de Laurent Robert par François Huglo

  • Partager sur Facebook
Sonnets de la révolte ordinaire de Laurent Robert

            « Méditer », en la pratiquant, « la grande forme » sans grandiloquence n’est pas la rabaisser, bien au contraire. Pas de forme sans verbe former, et il faut « les nippes les futals épars / Pour qu’un peu de rêve se forme ». Nous en sommes avertis dès le premier des cent douze sonnets. Celui que cite la quatrième de couverture confirme : pas de Rêve majuscule. Cette baudruche percée, perle juste « la goutte de vie qui se donne / Par cahoteux frémissement // Et si ce n’est flux c’est charogne / Émouvante qui se besogne ».

            Charogne ? Par Laurent Robert, la Belgique (ou mieux : la belgitude, qu’on peut assumer sans être belge) répond à Baudelaire, toujours sur la question de la forme. Rappel : « Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine / Qui vous mangera de baisers / Que j’ai gardé la forme et l’essence divine / De mes amour décomposées ! ». Robert arrache la forme à l’Idéal, à la Beauté, à l’Élévation, pour la plonger dans le flux chaotique où frémit et se besogne l’émotion. Mais le mot « révolte » appartient au lexique des Fleurs du mal, où il donne son titre à une rubrique où sont rangés trois poèmes. Laurent Robert a la modestie (qualité belge, opposable à l’arrogance française) de renvoyer à une « postface », intitulée « Du sonnet en 14 fragments », ses réflexions à ce sujet : « Dans Les Fleurs du mal, où les sonnets abondent, Baudelaire est inventif neuf fois sur dix par rapport aux formes supposées régulières, à tel point qu’il est légitime de considérer qu’il y a, en matière de sonnets, un avant et un après Baudelaire ». Avant : Pétrarque, Marot, Du Bellay, Mellin de Saint-Gelais, Peletier du Mans, Auguste Brizeux. En même temps : Joséphin Soulary (estimé par Baudelaire, et la virtuosité, la fantaisie de ses Sonnets humouristiques ont certainement inspiré Laurent Robert). Après : Gérard Manley Hopkins, Albert Samain, Charles Péguy, Laurent Tailhade, Jacques Réda, Robert Marteau, Emmanuel Hocquard. Ce n’est pas Laurent Robert qui oublierait Georges Fourest (La Négresse blonde, 1909), dont il est spécialiste.  Ni la réécriture parodique, par Scarron, de l’Enéide de Virgile. Ni l’Arétin, Giorgio Baffo, Pierre Louÿs. De Mallarmé, il retient l’octosyllabe, pratiqué dans les sonnets « néo-élizabéthains », les « vers de circonstance », « vers historiquement et culturellement moins noble que l’alexandrin ». Avant comme après, il voit en ces poètes auxquels il ajoute Dante, Gongora, Quevedo, Shakespeare, Donne, Camoens, Rilke, Borges (dont il se réclame plutôt que de Norge ou de Desforges), Queneau, Roubaud, Cliff, Seban, Baetens, Flynn, Vinclair, Demoulin, « une confrérie d’artisans autour de l’établi : au boulot ! ».

            Mention spéciale pour Rimbaud, après avoir écarté l’ « analyse du "Dormeur du val" comme une touchante anecdote en prose, sans souligner —sans voir peut-être— le conflit, qu’a institué le poète à force d’enjambements, entre la diction poétique du vers et une lecture platement sémantique. Oubli du "Cabaret vert" en raison, probablement, des "tétons énormes" de "la fille" qui sert "les tartines de beurre". Évitement évident de la "Vénus anadyomène", ignorance prudente du "Sonnet du trou du cul" ».

            De Rimbaud, Robert n’élude ni le zutique ni le latiniste. Traduisant Martial, il bute sur les mots mentula, papilla (« la tette » ?), cunnus (« la concha » ?), nates. Il cite aussi le groupe allemand Rammstein (2019), et du néerlandais, de l’anglais : il assume son « babélisme » au même titre que sa « belgitude », ses « anachronismes, références cavalières ou cavalièrement traitées », sa « mauvaise foi », son « goût sucré-salé des femmes ». Mais les bières citées (Orval, Duvel, Chimay —« Trappiste jus bleu capsulé »—, Jupiler) sont toutes belges.

            Babélisme en français, en franglais : les mots smartphone, taf, la lose, mecton, mégot de beuh, sous-tifs, lolos, dim, Vadim, denim, flouze, rencontrent les mots soulas, caracal, parémiographe, haquenées, convolvulus. Robert cite le nom de Nothomb, mais aussi ceux de Pessoa, De Ghelderode, Murasaki Shikibu, Hanna, Jacqmin et Gleize. Chez Thomas Bernhard, il goûte la « sublime perfide âpreté » d’une « littérature / Où se révère la fissure ». Sous « la rature » vénérée par Ponge, il lit « la trop latine signature », alors que sous celle (la dernière) de Houellebecq « s’écrivent mort et pourriture ». Idéal versus charogne, là encore. À Zola « énervant » et « impitoyable », il reproche d’avoir plongé Nana « dans le purin » qu’elle ne méritait pas (Hugo, lui, a fait d’un bagnard et d’une prostituée l’héroïne et le héros de son roman).

            Défendant Houellebecq contre « les veaux » qui « abhorrent la mélancolie / La vérité jamais jolie », Céline le ronchon « contre les becs amidonnés », Laurent Robert dresse un bilan : « tu es un corps tu es le temps / (…) / De la vie tu n’as inspiré / Que passion triste ». Et pourtant, le premier poème notait : « Aucune aigreur dans ta diction ». Quand la radio diffuse Bruel, il se venge « à la rime » en lui collant « un Buñuel ». Se repaissant « d’idées frivoles », il éternue « devant le lys », adore « le Manneken Pis », et préfère à « la séditieuse logorrhée » de la « baveuse révolution » l’orifice où il plante (« conservatisme » ?) son « vit joyeux / Sans vindicte ni sacrifice ». Sa passion est trop dépassionnée, trop espiègle et lettrée, sa « révolte » trop « ordinaire » pour être triste, plus triste que « la chair ».

 

 

Retour à la liste des Parutions de sitaudis