Tereska et son photographe : un récit de Carole Naggar par François Huglo

Les Parutions

13 mai
2019

Tereska et son photographe : un récit de Carole Naggar par François Huglo

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            Du réel entre, avec la lumière, dans la chambre noire. Et la photo développée, publiée, peut entrer dans les consciences, dans le réel historique. Mais contrairement au journaliste, au dessinateur de presse, le reporter photographe ne sait pas toujours ce qu’il fait  au moment où il le fait. David « Chim » Seymour, dans le récit de Carole Naggar que viennent illustrer ses photos (à moins que le récit ne leur apporte, au contraire, une légende, et mieux qu’un commentaire, une compagnie), dit que pendant la guerre d’Espagne qu’il couvrait pour le magazine Regards, il se sentait « anesthésié, comme si [son] Leica le protégeait ». Il ne ressentira que « bien plus tard » l’impact de ses photos.

 

            Des millions de lecteurs du magazine Life ont vu, en décembre 1948, le regard terrible de Tereska montrant, au bout de sa craie, le labyrinthe chaotique et grillagé qu’elle venait de dessiner sur le tableau noir d’une école primaire à Varsovie. Blessée par un schrapnel, victime avec sa sœur du massacre de Wola, Tereska portée par son photographe porterait désormais le destin brisé des enfants victimes de la Seconde Guerre Mondiale. La paix revenue, Chim a tenté de rejoindre Tereska au-delà ou en deçà de son image, de découvrir son nom et son histoire, mais elle et lui sont morts avant de se (re)trouver. Carole Naggar a repris la recherche, enquêté à la place de « Chim » et sur lui, rassemblé photos et témoignages. La typographie de Juan Mercerón donne l’impression que le texte vient d’être tapé à la machine, qu’une main nous tend les feuillets. Le travail de montage de Carole Naggar, dont la fiction documentée tresse la jeunesse de Chim à la petite enfance de Tereska, est servi et accompagné par celui du designer de livres primés Ricardo Báez. Des images anonymes participent à l’ouvrage collectif, le nourrissent, donnent chair aux revenants.

 

            Les parents de Chim sont morts dans le ghetto d’Otwork. Un survivant raconte comment, le 18 août 1940, les Allemands ont ordonné à un groupe d’ouvriers juifs de creuser une fosse commune. Après la fusillade le sang jailli de la nuque d’un voisin et lui aspergeant le visage l’a sauvé : les Allemands l’ont cru mort. Couvert de cadavres, il s’est hissé hors de la fosse, a fui, s’est caché dans le ghetto détruit, parmi les os rongés par les chiens.

 

            Chim se souvient de la maison transformée en orphelinat pour enfants juifs, du cinéma où il a été « piégé par le monde des images », a pensé que lui aussi pourrait en faire. Les enfants qu’il photographie recèlent « une part cachée » de lui-même. Pour le livre Les Enfants d’Europe que lui demandera l’Unesco en 1948, il voyagera en Autriche, en Italie, en Grèce, en Hongrie, et dans sa Pologne natale. Des photos d’une violence insoutenable ont été rejetées par le commanditaire. D’enfants, la guerre a fait des loups affamés, si monstrueux que Chim n’a pu les photographier.

 

            Le regard terrorisé, inconsolable, de Tereska traumatisée, a fasciné David. Son dessin était « un maelström qui semblait prolonger sa main et l’engouffrer ». Carole Naggar passe du côté de Tereska qui décrit « son photographe ». Son père raconte la résistance dans le ghetto de Varsovie, les bombardements des stukas, le déferlement des blindés, les mines, l’incendie, la capitulation des rares survivants. Tereska se souvient de sa mère, qui la cachait sous un banc de l’église mais ne pouvait l’empêcher de voir les SS qui pillaient les morts, les piles de corps en flammes. Elle se souvient de sa grand-mère, écrasée sous les décombres de la maison bombardée.

 

            Chim enfant se rêvait pianiste. Son père publiait, dans sa maison d’édition Tsentraal, Rousseau et Tolstoï traduits en Yiddish et en Hébreu. Mais au cinéma, au marché, dans la rue, il se nourrissait d’images.

 

            Ben Bradlee, rédacteur en chef du Washington Post, se souvient de Chim en Égypte en 1956, « calme au milieu de ce chaos » : une foule affamée éventrant des sacs de farine. Le Leica comme œil du cyclone.

 

            Tereska est morte étouffée par un morceau de pain volé dans l’assiette de sa voisine, Jean Roy et David « Chim » Seymour sont morts en reportage en 1956, sur la route qui longe le canal de Suez. Avec Henri Cartier-Bresson, Robert Capa, George Rodger et William Vandivert, il avait cofondé Magnum Photos en 1947. Ses photos et celles des frères Capa, Robert et Cornell, font partie de la collection permanente de l’International Center of Photography (l’ICP) née en 1974 de l’International Fund for Concerned Photography créé par Cornell Capa en 1966.

 

            Plus que le personnage, Chim est, à travers ses photos, le co-auteur de l’ouvrage de Carole Naggar, historienne de la photographie, poète, auteure, co-fondatrice et éditrice de Pixel Press depuis 1999, contributrice du magazine Aperture depuis 1988, biographe des photographes George Rodger, Werner Bischof et David Seymour. À la fin de sa postface, elle rend hommage à Olivia Arthur qui a documenté pour l’œuvre de bienfaisance Positive Action in Housing la vie d’enfants réfugiés. « Tandis que le monde assiste au déplacement du nombre de gens le plus important depuis la Seconde Guerre Mondiale, Olivia Arthur trace un parallèle naturel avec le travail de Seymour ».

 

 

 

 

 

 

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