68+1 limericks d’Alain Chevrier par François Huglo

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11 déc.
2022

68+1 limericks d’Alain Chevrier par François Huglo

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68+1 limericks d’Alain Chevrier

 

 

        Suivi de Petite histoire du limerick français

 

            Le Japon serait-il moins lointain que l’autre rive de la Manche, et le limerick, « forme poétique anglaise traditionnelle, qui n’a pas plus que deux siècles d’existence », plus exotique que le haïku ? L’éditeur, Grégory Haleux, l’a pourtant proposé en ateliers d’écriture aux enfants d’une classe de Châlons-en-Champagne. Et l’auteur, Alain Chevrier, familier de Desnos et de Jarry, a aussi ses entrées chez Lewis Carroll et ses proches, entre autres. Après ses délicieux 68+1 limericks où un nom de lieu en fin de premier vers contient en puissance le scénario déroulé par le quintil et le calembour ou mieux, l’à-peu-près final (68+1 pour les distinguer des 69 de Luke LeBlanc, dédiés à Jean-Claude Carrière, dont « le titre est en rapport avec la position sexuelle », ou de Guillaume Métayer, traducteur du hongrois, à paraître ?), il nous propose une « petite histoire du limerick français » des plus exhaustives, illustrée de nombreux exemples commentés, enrichie de 403 notes, et complétée par un index, grande histoire d’amours contrariées mais ardentes autant qu’épicées, paradoxalement menacées « par le backslash néopuritain venu des pays anglo-saxons » où le limerick prend sa source.

 

            Aussi oral de l’autre côté de la Manche que nos « brèves de comptoir », le limerick est livresque de ce côté-ci. Absurde, obscène, ou satirique, il provient « de lectures directes de la littérature anglaise ou de traductions ». Alain Chevrier aborde successivement, dans l’ordre chronologique, « les limericks français composés par des auteurs anglophones, puis les traductions françaises de limericks inclus dans d’autres textes, comme les romans », les « traductions françaises de limericks isolés ou en recueils », enfin « les limericks isolés ou en recueils écrits par des auteurs français ».

 

            Y a-t-il du limerick avant Edward Lear ? Lui-même appelait ses poèmes « nonsense rythmes » (1848). Le nom « limerick » n’est « apparu que dans les années 1890 ». Des chansons à boire en irlandais écrites sous cette forme par un groupe de onze poètes du comté de Limerick au milieu du XVIIIème siècle n’ont été traduites en anglais qu’en 1840. « Le caractère marginal et transgressif du genre » a probablement été associé à un pays considéré « comme "la marge par excellence" par la puissance dominante anglaise ».

 

            « Le limerick de Georges du Maurier (1834-1896) est une transposition assez fidèle de la forme anglaise », avec un compte des syllabes rigoureux : 9.9.6.6.9, « tandis que le nombre de syllabes du vers accentuel anglais est variable ». L’écrivain américain Gershon Legman (1917-1999), « spécialiste du folklore obscène et de la littérature érotique », condamné pour son étude sur la censure, s’exila en France en 1952 et publia l’année suivante, anonymement et à compte d’auteur, « le plus riche recueil de limericks grivois et érotiques ».

 

            Mis à part ceux de Lear, traduits bien après, « les limericks les plus nombreux qui ont été traduits en français sont ceux semés dans les œuvres et la correspondance de James Joyce, dont 24 parus dans ses Poems and Shorter Writtings (Faber, 1991) et deux dans Ulysses. Alain Chevrier cite des limericks adressés par Joyce à Ezra Pound, à Claud W. Sykes, et à Eugène Jolas dont il fait rimer le prénom, « Euge », avec « déluge ». Selon Georges Pelerson devenu Georges Belmont, après cinq apéritifs de sa composition Joyce improvisait et chantait, sur un banc, des limericks « à la gloire vineuse » du R.P. Pinard, prêcheur à Notre-Dame. Aldous Huxley a écrit un article sur Edward Lear et cite quelques limericks dans son roman Eyeless in Gaza (1922). Raymond Queneau, admirateur de Joyce, cite dans le « journal intime » de Sally Mara, prétendument traduit de l’anglais, qu’il préface, des limericks rappelant « plutôt les quatrains d’Omar Kayyam ». Dans Le club des Veufs noirs, Isaac Asimov, par ailleurs auteur de limericks « dirty », réécrit l’Iliade en « petits poèmes ».

 

            Robert Benayoun (1926-1996), « poète surréaliste, critique et homme de cinéma », a traduit neuf limericks de Lear dans son Anthologie du nonsense (1957). Dans certains cas, l’usage du quatrain les apparente à l’épigramme française. Henri Parisot (1908-1979), compagnon de route du surréalisme, éditeur et traducteur de Lewis Carroll, présente en 1968 pour la première fois en français Lear, Limericks, et autres poèmes ineptes. Il observe que « ni Lear ni Carroll, les plus grands auteurs de nonsense, n’ont parlé l’un de l’autre ». Le poète Pierre Lartigue, dans Une cantine de comptines (2001), traduit « quatre des premiers limericks nonsensiques ». Hervé Le Tellier, membre de l’Oulipo, « rend encore plus absurdes les poèmes d’Edward Lear » en les parodiant en anglais à sa façon, qu’il traduit en français. Guillaume Métayer traduit l’un des auteurs de limericks qu’il a trouvés en Hongrie. André Breton et Philippe Soupault ont échangé sur les « comptines et chansonnettes absurdes anglaises », mais Yves Elléouët (1932-1975), époux breton de la fille d’André Breton, est « le seul poète surréaliste ou apparenté à avoir écrit des limericks expressis verbis ».   

 

            Les Cent un limericks français de Jean-Claude Carrière, illustrés par l’auteur, revendiquent « leur caractère pornographique ». Un an plus tard, en 1989, paraissent les Limericks illustrés de Lamothe et Uber. En 1994, Roland Topor lance Le Pavé : 350 pages de « limetriques, pompes, comptines » et « autres diableries ». Au programme : nonsense, érotisme, scatologie et « démontage de l’image du corps », avec dessins sans rapport direct avec les textes. Alain Chevrier cite encore Roland Pauzin, Christian Bachelin et Valérie Rouzeau qui, avec Éric Dussert, ont entrepris la fondation d’une « Société de Propagation du Limerick ». Hélas, elle n’a pu voir le jour. Après Emmanuel Brouillard (texte) et Bruno Malard (dessins), Yann Bernal et Jacques Jouet, Chevrier aborde Alice à Zanzibar de Jacques Barbaut, qu’il considère comme « de loin, le recueil le plus nombreux, le plus imaginatif de tous ceux que nous avons passés en revue, et ses poèmes, dont la chute est toujours grivoise, peuvent être très hard, mais toujours à bon escient ». Luke LeBlanc, Guy Ménard, Spike Muligan, Jean-Charles Meunier, Guillaume Métayer, Romain Benini, Gérard Auclin (dessins et textes), les échanges entre « limericks pour enfants » et comptines (Arnold Lobel adapté par Christian Poslaniec, Gianni Rodari en Italie, Alain Duchesne et Thierry Legay, Henri Galeron, Christian Levesque, Corinne Albaut et Michel Boucher, Grégory Haleux) complètent le tableau. Même si, des trois variétés de limerick, le nonsensique semble moins à la portée des Français supposés « cartésiens » que l’érotique et le satirique, le flirt est poussé. La guerre de cent ans n’aura plus lieu.

 

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