Revue nuire n°3 par François Huglo

Les Parutions

06 nov.
2017

Revue nuire n°3 par François Huglo

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« Art textuel et poésies visuelles », lit-on sous le titre de la revue : le texte bascule du côté de l’art et les arts graphiques ou plastiques du côté de la poésie. Translations, transmédiations : la revue, comme un livre de poésie concrète, élémentaire, visuelle, passe à travers les cloisons qui séparent les textes des photos et dessins. Situer la biennale internationale d’Ille sur Tet au pied du Canigou, c’est ouvrir ce lieu au-delà des frontières, en franchissant celle qui oppose nature à culture, comme le suggère André Robèr dans son édito : « À deux pas de El Taller (13) TREIZE, les orgues d’Ille donnent à voir la trace des diverses érosions que les années ont imposées à ces espaces. Les érosions nous mènent à nos pratiques et nous recomposons et réinventons chaque fois un monde que nous élaborons à partir du réel et du virtuel en sculptant les lettres et les images. Les neiges du Canigou s’affirment au rythme des saisons comme les contours des avant-gardes difficiles à appréhender ». Clin d’œil du Canigou au Fuji-Yama ? « Dans ce numéro, un dossier Japon élaboré par Julien Blaine avec la complicité de Shin Tanabe et de Marianne Simon-Oikawa à l’occasion des quarante ans du Do(c)ks Japon nous fera découvrir cette histoire, cette convergence de pratiques poétiques avant-gardistes ».

 

Et pourtant elle tourne, la revue, comme le livre ouvert, feuilleté, lu, tourne autour de sa reliure, et peut tourner dans les deux sens pour que viennent se juxtaposer, se superposer deux (ou plus) segments de texte ou fragments de page, comme ils s’assembleraient s’ils étaient prélevés sur la même page. À chaque lecteur ses collages ! Il y a du Georges Méliès, ou du Jean-Christophe Averty,  dans les superpositions d’espaces de Jean-François Bory : figurines debout dans un livre ouvert qui s’incruste dans une image photographique. Une profondeur de champ creuse l’image quand la photo montre des hommes décrochant un tableau où des lettres s’entrelacent en tombant. Le regard du lecteur est orienté vers ce fond lointain, la seule fraction de l’image qui donne une impression de mouvement, alors qu’un tableau, ordinairement, bouge moins que des hommes, un cadre, ou le décor où il prend place. À l’inverse, page suivante, les regards des personnages du film se dirigent vers nous, les lecteurs, et les sous-titres du film aussi, puisqu’ils s’adressent à nous (à deux nous possibles : spectateurs du film ou lecteurs de la page : ce ne sont pas les mêmes nous !). Ainsi se font face une image dont le point de fuite est le centre, et une autre où il est l’œil du lecteur. Deux perspectives opposées : l’une plonge au fond sans fond de l’image, l’autre la sort d’elle-même pour la faire entrer chez nous. 

 

Ces échanges entre champ et hors champ, entre intérieur et extérieur du texte ou de l’image, peuvent rappeler ce qu’écrit Charles Pennequin dans des pages qui précèdent : « toute notre intimité vient du dehors, notre intimité est extime (…), il faudrait se défaire des convecteurs et créer de l’inimitié dans l’intimité ». Ou ce qu’Hélène Peytavi, dans des pages qui suivent, dit de Dédé, de son dessin qui « se fait œuvre éphémère, dans la ville, discrètement adossé aux signes de la rue, à la recherche d’une nouvelle correspondance, d’une transformation du quotidien de la ville blessée. Tentative de réparation en action. Dire non à la guerre ». Le dessin reprend en effet, « à l’encre et au trait comme un couteau dans la chair des vies sacrifiées », des photographies de « gueules cassées de 14-18. Ne leur sont pas étrangères les photos de « Dada 100 parade in Limoges » qui relient 1916 à 2016 et à Rémy Pénard, à ses stampoems qui, selon Solange Clouvel, « sont ses peintures de dissidence tout autant que ses peintures de camouflage ou de parade sur le sentier d’une rébellion placide ». Ici encore, la cloison intérieur-extérieur cède à la trouvaille. « Rémy Pénard peint-il ? Rémy Pénard écrit-il ? Non, il ramasse, quête, collecte, cueille, recueille ». Autres cloisons qui cèdent : entre nature et culture (« Rémy Pénard décrypte dans la nature un alphabet, y déniche l’amorce de la lettre »), entre « acte de lecture » et « acte d’écriture », qui « s’équivalent ». Rémy Pénard ne s’arme pourtant que d’un sécateur et de pinces à linge : un X, des Y !  

 

L’internationalisme est l’ADN de Doc(k)s, revue fondée en 1976 après un long silence de Julien Blaine : le rêve de 1968 était fracassé, mais il avait été mondial, et c’est le poète italien Adriano Spatola qui poussa Blaine à parcourir l’Amérique latine et d’autres pays pour un n°1 « made in world ». Répondant aux questions de Marianne Simon-Oikawa, il explique le choix du Japon pour le n°2 : « je me suis aperçu qu’il y avait quand même un endroit où il y avait un dialogue énorme entre deux poésies très différentes : une très spatialiste avec Nikuni Seiichi et une autre plastique, avec Kitasono Katsue et ses plastic poems ». Marianne Simon Oikawa rappelle que les revues VOU (1935-1978), ASA (1964-1974), et O par la suite, ont été, elles aussi, internationalistes : échanges avec Eugen Gromringer, les frères de Campos, puis Pierre Garnier, Jean-François Bory, et Julien Blaine, qui ont été « de véritables passeurs de la poésie visuelle japonaise en France ». Le numéro « spécial Japon » de Doc(k)s en 1977 fut « une étape marquante » de cet échange, avec 130 pages de textes, d’œuvres, de photos. Et l’important dossier publié par nuire « se veut simplement un compte rendu de la rencontre, historique, du 9 avril 2016, et de quelques-uns de ses prolongements », du « poème enchaîné » de Kitasono Katsue, présenté par Kanazawa Hitoshi, au poème-geste de Mukai Shûtaro, aux « poèmes collaboratifs » réalisés par Nakamura Keiichi avec Théo Breuer, puis Julien Blaine. Shinoda Seiji le considère comme un poète du « Qi », Tanabe Shin rejette avec lui les « formes d’expression liées à l’ethnocentrisme », Tanabu Hiroshi voit en ses œuvres « une sorte de renouveau, ou de détournement de la poésie concrète », qui inscrit à son programme « la vocifération, l’errance, le rayonnement ». Voilà pourquoi cette revue tourne.

 

 

 

 

 

 

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