SWIFT par François Huglo

Les Parutions

31 janv.
2023

SWIFT par François Huglo

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SWIFT

 

 

            Bienvenue au club des Inactuels Intempestifs ! Si les collections des couturiers leur valent d’être traités de créateurs, voire de génies, c’est plus rarement le cas pour celles des éditeurs qui, pourtant, ne se contentent pas de faire défiler leurs dessins. Ce sont plutôt des plans de tables, qui favorisent les rencontres entre auteurs. Le plaisir de suivre la collection s’apparente à celui du lecteur de romans ou d’albums où reviennent les personnages (ceux de Balzac, Proust, Hergé…). Nous avions croisé Swift chez Orwell, il n’est pas loin non plus de L’Ecclésiaste ni de Schiffter, lui-même proche de Schopenhauer et de Rosset. Ni de Beckett, qui l’admirait. Dans la traduction –revue- de Léon de Wailly, les cinq textes réunis ici aiguisent l’humour le plus féroce, le plus lucide et le plus efficace : Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à la charge de leurs parents et de leur pays et pour les rendre utiles au public (1729), Méditation sur un balai (1710), Irréfutable essai sur les facultés de l’âme, Pensées sur divers sujets moraux & divertissants, Résolutions pour l’époque où je deviendrai vieux (1699).

 

            La misère et le travail des enfants ont été dénoncés, aux XIXe et XXe siècles, sur un mode mélodramatique : Marx, Malot, Dickens, Chaplin. Swift, que son épitaphe en la cathédrale Christ Church de Dubin dépeint « le cœur déchiré par l’indignation farouche », préfère l’ironie que nous qualifierions de voltairienne, mais c’est Voltaire qui est swiftien. Et l’humour noir, cette pointe du sabre qui apparente le rire à un hara-kiri. Les Voyages de Gulliver ont souvent été illustrés dans des éditions pour la jeunesse, la « Modeste proposition » de Swift pour rentabiliser les enfants pauvres dans l’intérêt de tous pourrait l’être par Topor ou par Reiser. L’horreur économique y apparaît d’autant moins supportable qu’elle est benoîtement calculée : « un jeune enfant bien sain, bien nourri, est, à l’âge d’un an, un aliment délicieux ». La mère est invitée à l’ « allaiter copieusement dans le dernier mois », il fera ainsi « deux plats dans un repas d’amis ». Cette horreur comptable confine à l’horreur nazie : le corps écorché donnera des gants aux dames, des bottes aux messieurs. Comme la mayonnaise rossinienne, la gourmandise du texte monte irrésistiblement. La condition des femmes s’y trouve élevée à celle des juments, vaches, et truies « prêtes à mettre bas », pour le « bien public », miraculeusement identifié à la somme d’intérêts particuliers : « faire aller le commerce, assurer le sort des enfants, soulager les pauvres, et procurer des jouissances aux riches ».

 

            Héritier de la satire horacienne ou juvénalienne, Swift rejoint à la fois La Rochefoucauld (l’amour propre et l’intérêt guident les hommes) et Érasme (ils sont fous !). L’homme n’est pas un loup, mais un balai pour l’homme, « une créature sens dessus dessous, les facultés animales perpétuellement montées sur ses facultés raisonnables ». Il s’érige néanmoins « en réformateur universel et destructeur d’abus », soulevant « une poussière considérable là où il n’y en avait point auparavant », jusqu’au jour où il est « jeté à la porte » ou au feu.

 

            En 1701, Swift soutenait les Whigs, en 1711 les Tories parce que les Whigs étaient incapables de faire la paix avec la France. En 1714, la chute des Tories l’a contraint à s’exiler en Irlande. Est-ce une raison suffisante pour le traiter, comme le fit Orwell, d’ « anarchiste tory » ? La critique des faiblesses de la démocratie n’est-elle pas le seul moyen de l’améliorer ? « Un tyran vaut mieux que cent », estime Swift. L’intérêt général ramène à l’unité, encore faut-il qu’il soit intégré par les citoyens, comme la définition même de la citoyenneté : la République ne peut les représenter que si eux-mêmes consentent à la représenter. Cette démocratie politique suppose une démocratie économique : une limitation de la propriété, des « bornes aux désirs des hommes » qui, ayant acquis « tout ce que les lois leur permettent d’acquérir », n’ont plus alors « qu’à prendre soin de l’intérêt public ». Swift n’est pas tendre pour la monarchie : « le pouvoir arbitraire est la tentation naturelle pour un prince ». Mais les cours sont pires que les rois car elles sont « pleines de politique », qui « dans le sens usuel du mot n’est que corruption ». Et Swift se tient aux antipodes des « deux maximes de tout grand courtisan », qui sont « Toujours tenir son sérieux ; et : Ne jamais tenir sa parole ».

 

            Les religions se nourrissent de ressentiments : « Les plaintes sont le plus grand tribut que reçoive le ciel, et la plus sincère partie de notre dévotion ». Elles sont plus souvent les formes conflictuelles que prennent des intérêts particuliers, que des efforts vers l’universalité : « Nous avons tout juste assez de religion pour nous haïr, mais pas assez pour nous aimer les uns les autres ». Comme Spinoza, Swift déplore que, « retombée dans l’enfance », la religion « demande à être nourrie de miracles, comme à son berceau ». Il le rejoint encore quand il constate que nous ne voyons « que le bon côté » de ce que nous désirons (Spinoza : « une chose nous paraît bonne parce que nous la désirons », et non l’inverse), et quand il considère les désirs comme moteurs : les supprimer (comme les Stoïciens et leurs héritiers chrétiens) « équivaut à se couper les pieds pour n’avoir plus besoin de chaussure ». Dans la dispute entre Leibniz et le Voltaire de Candide, il pencherait plutôt du côté du premier : l’imperfection elle-même est providentielle car elle stimule l’activité humaine.   

 

            Chez les philosophes, Swift blâme « surtout leur orgueil » et l’argument d’autorité : « avec un ipse dixit tout est dit ». Cela ne fait pas plus de lui un ennemi des lumières que l’opposition à Descartes n’a fait tomber La Fontaine du côté de l’obscurantisme. On pense aux fables « Le loup et l’agneau », « L’huître et les plaideurs », « Le chat, la belette, et le petit lapin », en lisant : « Les lois sont comme les toiles d’araignées, qui prennent les moucherons mais laissent passer les guêpes et les frelons ». On pense à « La besace » : « Ces hommes savaient voir les défauts de leur voisin, mais non les leurs ; ceux-là, ils les jetaient dans la besace de derrière ». On pense à « La mort et le bûcheron » : « La pauvreté, l’emprisonnement, la mauvaise fortune, le chagrin, la maladie et la vieillesse échouent généralement » à nous armer contre la crainte de la mort.

 

            Contre toute démagogie, contre la « facilité d’élocution » de tous les Enjolras, due à « la rareté des idées et à la rareté des mots », plus immédiatement séduisante que « l’esprit plein d’idées » qui « sera sujet, en parlant, à hésiter dans son choix », Swift défend la liberté d’expression avec la même ardeur qu’un Voltaire ou un Richard Malka : « La censure est la taxe que le public prélève sur les hommes éminents ». Comment mieux le saluer que par les mots dont la fin de son épitaphe nous salue : « Va ton chemin, voyageur, et imite si tu le peux l’homme qui défendit la liberté envers et contre tout » ?    

 

 

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