Les années 10 de Nathalie Quintane par François Huglo

Les Parutions

26 déc.
2014

Les années 10 de Nathalie Quintane par François Huglo

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            Mallarmé lave plus blanc. Il n’est pas le seul. Des « mots de la tribu » sont tombés dans les oubliettes de l’histoire, entraînant avec eux l’Histoire et ses perspectives. Utopie et révolution, uniformément recouvertes par une couche bitumineuse de réforme assez épaisse pour les empêcher de remonter, ont rejoint ouvriers, prolétariat, classes sociales, que Nathalie Quintane utilise peu (trop vintage ?), mais qu’on sent bouger, se réveiller sous l’argile du santon « peuple », sous l’argile du mot peuple qui recouvre une chair vive et laborieuse, la rend malléable et (re)présentable, la circonscrit. Abattant la cloison (l’hygiaphone) entre littérature, poésie, et « universel reportage », Nathalie Quintane improvise un imprévisible stand up où fantaisie, critique, et réalisme, entrent en synergie. Essai politique ? Pas à la manière d’un roman d’Orwell. On pense plutôt à un joyeux forum où se bousculeraient sociologie, sémiologie, urbanisme, musique, histoire, et littérature, sans trouver le temps de s’asseoir, de souffler, de se refléter dans les vitrines. Ou à une course-poursuite. À la recherche… d’un peuple ?  

           Le peuple hante chacun des neuf textes rassemblés en ce livre écrit dans les années 10 pour les années 10 par une fille des années 80, de la génération Mitterrand qui fut aussi, pas par hasard, une génération Le Pen (père). Le Pen (fille) appartient à la même génération. N.Q. profite donc d’un déplacement de M.L.P. dans sa ville pour, le temps d’un hold-up par hypothétique empathie, occuper son local mental, squatter son monologue intérieur, celui d’une « génération qui peut à la fois être comme un poisson dans l’eau à Assas et chanter du Lilidrop sur une mob, une génération qui peut se défoncer à la coco aux Bains et filer du blé en tout bien tout honneur aux jeunes fafs, une génération qui s’habille en Yohji aux messes de Saint-Nicolas-du-Chardonnet (…), bref, une génération en tous points semblable, ou presque, à ses prédécesseurs immédiats (…) car il n’y avait pas que des, oh non, il n’y avait pas que des soixante-huitards en 1968, et une fois les soixante-huitards vieillis et fanés, il n’y eut bientôt plus que des non-soixante-huitards en France ». Le stand-up de Marine Le Pen ressemble à celui de Raymond Devos quand c’est le jeu de mots qualité française qui l’emporte, en une France de droite puisque le gouvernement est obligé de tenir compte d’une droite qui le trouve de gauche, alors que seuls les gens de gauche attendent qu’il « dise quelque chose de gauche ». Le peuple est ce à quoi Marine Le Pen sait parler, un peuple de santons disposés sur son parcours qu’un bon service de com balisera toujours mieux que des militants. Quant à la politique, c’est une histoire de famille : froide au P.S., donc « pas du tout une famille », chaude au F.N., car « un jour, plus personne n’eut honte et tout le monde se vautra dans le familial, tout le monde s’ébroua dans le grand bain incestueux ». Un peuple (ein Volk) a droit à un papa et une maman (ein Land, ein Führer). 1 =1=1. Années 10, années 80, années 30, le peuple est pris dans la glu fascinante (fascisante) d’une équation simpliste, d’un fantasme identitaire et unitaire. 

            Et si le peuple, toujours, manquait ? S’il ne faisait irruption, insurrection, que de n’être jamais représenté ? Pour Jean-Louis Curnier à qui répond Nathalie Quintane en un « vigoureux » échange, « un peuple est ce qui se montre pour échapper à l’invisibilité où l’absence de pouvoir sur son destin social le condamne ». Autrement dit, « On attend d’un peuple qu’il apparaisse —puisqu’il n’est pas représenté— ni vu ni connu je t’embrouille ! Entre la Sainte-Vierge et Pathé-Gaumont ». Ou Péguy pour qui le peuple, ou plutôt un peuple, a disparu : « Nous avons connu un peuple que l’on ne reverra jamais ». La sous-culture serait-elle du côté du peuple perdu, et la contre-culture ouvrirait-elle l’accès au temps retrouvé, « intense », des révolutions ? Nathalie Quintane, qui refuse de les opposer, cite un paragraphe de Kant où le peuple apparaît comme un spectacle et la révolution comme clou, le philosophe prenant donc le point de vue du spectateur, dont la sympathie frise, et frise seulement, l’enthousiasme. Elle observe que le peuple en révolution peut être à la fois acteur et spectateur. Mais le philosophe, l’historien, l’écrivain, sont-ils condamnés à friser ? Ne sont-ils que des spectateurs ? Une formule de Michelet, un peu comme celle où Marx passe de l’interprétation du monde à sa transformation, bondit par-dessus la frontière entre scène et  salle, entre subjectif et objectif : « Fils du peuple, je le connais, c’est moi-même ». Nathalie Quintane objecte que l’historien « n’est plus du peuple », qu’il en est « sorti, à tous les sens du terme ». Mais à quel moment ? Dès qu’il a appris à lire ? Pourquoi le peuple serait-il Loana plutôt que l’instit ou le prof ? Les « classes moyennes » sont tellement précaires ! Les images de « pauvres » obéissent, elles aussi, à des codes de représentation, variables selon la position sociale de l’observateur, qui commande toute une fantasmatique de la marque et du produit. Mais le pauvre réduit à son imaginaire de consommateur n’est-il pas une représentation de publicitaire ? Un santon de plus ?

            Comme Péguy, la pastorale Maurel, l’une de celles qui, au XIXème siècle, ont établi le règne du santon en Provence, « institue le regret d’un peuple principal auteur d’une fête qui ne l’a jamais été ». Dans le peuple de Péguy, dans la bonhomie du peuple de Maurel, « il y a quelque chose de l’enfance ». Et pourtant, le peuple bonhomme chasse les « boumians ». Et impose « la juxtaposition systématique, au point qu’à la longue elle paraît naturelle, de la prétention à mener une vie sans prétention et du désir d’éliminer tous ceux qui ne mèneraient pas, au poil près, cette vie-là ». Dans le spectacle médiatique, « SDF, immigrés, gars et filles des quartiers », sont montrés comme « de nouveaux santons » d’un « peuple de Maurel ». Chacun est assigné à résidence. Chez Bofill comme chez Marine Le Pen, « on cherche à produire une chose dans laquelle, pense-t-on, le peuple va se reconnaître ». Mais jouera-t-il le jeu ? Perdu à jamais ou éternellement promis, le peuple n’est jamais là où on l’attend, d’où la « longue plainte du déjà déçu anticipant sa déception future », le « ton pleurard, moralisant », du rap militant, « comme si Jacques Brel et Guy Debord avaient accouché d’un gosse qui ne cesse de geindre depuis trois décennies ». Quintane, Quintane, vois-tu le peuple venir ? Pas plus encline à la lamentation qu’à la nostalgie, gaullienne ou autre, de « la littérature », Nathalie Quintane plaide pour les « expériences de pensée alternatives », les « propositions de bifurcations » en relation avec leur contexte, où les bonnets rouges qui figurent, le temps d’une manif, d’un sondage, ou d’une élection, l’unité d’un peuple, couvrent mal la diversité conflictuelle, seule réelle et féconde, des forces en présence.

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