Suites de Bruno Fern par François Huglo

Les Parutions

02 juin
2018

Suites de Bruno Fern par François Huglo

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Le roman est dit «  fleuve  », et le fleuve défini  : «  un cours qui se jette quelque part. (…) Celui-ci en est un (…) Au fil de lui, tout mute en ultra-light & sans signes distinctifs  ». Dans une sous-partie, intitulée «  Dans les formes  », de la deuxième partie, le roman se décrit lui-même, quand il précise en quoi le fleuve est fleuve  : «  important lacis de bras secondaires  », «  difficulté à déterminer avec exactitude où il commence, formé en amont par des apports souterrains  », «  ça croupit par moments (…) d’où découle la tournure de quelques méandres  ». Il abandonne même la métaphore fluviale  : «  L’agencement apparaît pour le moins pointilliste, c’est-à-dire à découper selon les pointillés, ce à quoi l’intéressé s’efforce en tirant la langue. Il va jusqu’à ramasser les chutes, les colle (…) cela fera-t-il au bout du compte une histoire au sens où le lecteur s’y retrouverait autrement qu’entre deux chaises  ?  ». Le roman familial y perd son arborescence, dans une partie de cache-cache avec un arrière-grand-père cordonnier comparable au savetier de La Fontaine, mais qui après la «  grande  » guerre «  ne chantait plus  », alors que lui, le narrateur, «  si ça lui chante, il s’y replonge comme par enchantement mais en qualité d’enchanteur plutôt pourrissant car il n’est ni médaillé du plastron comme l’ancêtre ni du genre à s’arborer devant la galerie. Son C.V. se résume à c’est vide comme un trou dans les nuages ou deux rouges au côté droit  ».

 

Quand l’autodérision chante, elle parodie. Le fleuve est chansonneux, comme on dit poissonneux. Chant du détour (sur l’air du chant du départ)  : «  La victoire en clamsant / Nous rabat la clapière / L’humidité guette nos draps / (…) / La Mécanique nous les pèle / Sachons vaincre ou sachons rassir, / Un troupier doit rire pour elle, / Pour elle un troupier doit raidir  ». Berceuse  : «  L’chemin des Dames, c’en est pas un / T’en vois pas une à l’horizon  ». Chant du retour  : «  Quand s’en va seul en contrebas / mâche en dedans son tralala  ». Sur l’air de L’eau vive  : «  Ma grand-mère c’est du costaud / Elle craint pas la nuit noire / Qui passe à travers ses os / Comme l’eau dans l’écumoi-re  ». La fille en on (sur l’air de La Madelon)  : «  Quand Margoton vient nous servir au bar / Rien qu’en jarr’telles on peut mater son con / Et chacun lui montre son polard / Son polard à sa façon // La Jeanneton pour nous n’est pas sévère / Quand on lui tire la chatte ou les nichons  ». Etc.

 

Chanson «  sensuelle et sans suite  » comme celle de Gainsbourg, pour la rime avec «  fuite  » ou «  pfuitt  », ou suites de danses avec une prédilection pour la gaillarde, contribuent à former la petite anthologie de l’humour noir que charrie le roman fleuve  : «  Dès l’aurore, le tout nouveau lieutenant à rouflaquettes se découvre pour comptabiliser les cadavres et, à peine extrait de la tranchée, il s’en prend une dans le cigare et se rajoute à eux  ». «  Hier ou avant-hier, il fut reconnaissant aux deux compagnons pourtant plus reconnaissables miraculeusement placés là comme pare-balles  ». «  (…) du double menton de Lesergent ne subsiste qu’une sauce qui évoque celle accompagnant les chipirons  ». «  Au casse pipe et que ça saute  !  ». «  Après le décès s’ensuit une légère pousse, à ce qu’on raconte, et d’y croire dur comme fer il calcule sa coupe avec encore plus de précision, voulant se ressembler un peu pendant la levée du corps  ». «  Au bord, une pancarte annonce que la noyade n’est permise qu’au-delà des limites matérialisées par les bouées  ». «  à gauche  : que du n. à broyer, du bien sec sous les paupières que des doigts referment et c’est fini mon kiki  ».

 

Le texte est découpé «  en tirant la langue  », lisions-nous plus haut. Il procède par de menus dérapages ou décrochages  : «  ses rangers son membre en bandoulière bandaison sans raison  », «  il sait à quoi se tenir (la rambarde)  », «  homme des casernes  ». Ou accrochages d’expressions, faisant fatrasie mais en plus réaliste  : «  Feraient mieux de trancher dans le vif de l’inconnu au bataillon et tombé la tête la première à partir —car si elle semble être sur les épaules c’est parfois rien qu’une illusion d’optique  ». Ou ratures, reprises. Sa règle du jeu semble s’énoncer comme suit  : «  Le show consiste en un enroulement des motifs sur eux-mêmes au cours d’une chute prétendument contrôlée avec translations à sa sauce  ». Sa figure préférée pourrait être le zeugma  : «  il espère s’en retirer avec les honneurs ou le préservatif Extra large  ». On peut aussi parler de bug venant «  bloquer l’accès sécurisé à la phrase  ».   Ou celle-ci peut imploser, comme aspirée par une langue de boa aérophage  : «  Pendant ce temps, d’autres luttent pour la Paix et le Progrès en fanions autocollants kits concours d’illustrations de slogans en faveur d’une Charte exclusivement sur feuille A4 et la prise en compte de la différence pour inciter à un changement positif, transmettre les valeurs fondamentales qui garantissent l’éveil aux réflexes d’une identité forte dans le cadre conforme aux programmes d’un projet évalué par un jury élu en direct par les auditeurs & constituant l’enjeu majeur d’une politique ambitieuse inscrite à l’agenda de la journée mondiale  ». Homais à l’heure de la start-up nation.

 

Ce texte intranquille est un montage, tel que le définit Walter Benjamin cité en bas de page  : «  La forme non mélancolique de la technique moderne  ». Cette forme est un cadrage, moyen de garder l’œil ouvert sur «  cette tempête (…) que nous appelons le progrès  », sur ses «  ruines sur ruines  » (Benjamin encore, autres notes en bas de page). Est-ce l’Angelus novus de Paul Klee qui sort de l’autoradio avec Angels dans la version d’Ayler  ? Benjamin revient dans des yeux «  écarquillés  », dans un ramier auquel il s’accroche «  comme certains au pinceau sans l’échelle  ». Qui, il  ? Le narrateur ne peut être dissocié des personnages qui le hantent  : Don Quichotte, Benjamin, sur le mode marabout-bout de ficelle même si c’est peu avant «  une mort si fine qu’elle s’infiltrerait dans la passoire et qu’on ne le retrouverait pas plus que sa serviette en cuir contenant le manuscrit  ». «  À Port-Bou, bout du monde, monde à part, parvenu, nu comme un, imprévu, vu rien que, queue leu-leu, le soleil, ayant fait, phénomène, mène plus qu’à, qu’aller à  ». Alea, oui. Autre il, rejeté comme Benjamin par les frontières, les guerres, ou la boucherie pornographique, le migrant venu de (le texte cite 42 pays et ajoute «  etc.  ») qui bute sur les quatre mots de Verdun  : «  ON NE PASSE PAS  » («  en territoire français  »). Le plus court des romans-fleuves, le plus bouffe aussi (entre le général Boum-Boum d’Offenbach et Ubu roi) n’en est pas moins foisonnant, puissamment original, et critique  !

 

 

 

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