TXT 36 ON A MARCHÉ SUR LA LANGUE par François Huglo

Les Parutions

20 sept.
2023

TXT 36 ON A MARCHÉ SUR LA LANGUE par François Huglo

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TXT 36 ON A MARCHÉ SUR LA LANGUE

 

 

            Tintinesque (tinTineXTe ?), le titre d’un numéro 36 célébrant, traduisant et accompagnant Arno Schmidt (1914-1979) fait référence à son livre On a marché sur la lande, et nous introduit dans une « réalité augmentée » où « le monde réel n’est jamais qu’une caricature de nos grands romans », comme le dit l’un des personnages de Zettel’s Traum dont la traduction en français reste inachevée. Le précédent numéro de TXT avait présenté deux extraits traduits à partir de l’édition « simplifiée » parue en 2020, dans celui-ci Typhaine Garnier et Christian Prigent remanient et poursuivent, avec la collaboration de Norma Cassau, la traduction du début du livre à partir de l’édition allemande intégrale, qui reproduit la mise en page du tapuscrit original.

 

            1350 feuilles de grand format sont divisées en trois bandes de textes, dialoguant comme des personnages de théâtre. La colonne du centre concerne le temps (une journée de juillet) et le lieu (le pays de Celle), celle de droite est « plus ou moins intemporelle », la gauche « appartient à Edgar Poe ». On pense à Joyce (Ulysse : « une journée à Dublin », Finnegans Wake : « les rêves d’une nuit irlandaise »), et à la technique « des essais radiophoniques ». Les « étyms », jeux de langue inspirés par La Science des rêves de Freud, restituent l’« espéranto farceur » dans lequel l’inconscient « baragouine », selon Schmidt dialoguant avec Gunar Ortlepp. L’enfance « a au début un inconscient, rien de plus ». Le Moi, lentement formé, se trouve coincé entre ses « trois grands adversaires » : l’inconscient impérieusement sexuel, le Surmoi non moins impératif, et le monde extérieur. Schmidt découvre une « quatrième instance », formée « vers la 50ème année, qui, « humoristique », parle par étyms et se moque d’un inconscient autant que d’un Surmoi dont elle s’est distanciée. Ce n’est pas Freud qui a inventé l’étym, mais des Anglais : Sterne avec son Tristram Shandy, puis Smollet (Humphry Clinker) et Lewis Caroll (Sylvie et Bruno).

 

            Sven Hanuschek rapproche les « farces métamorphiques » de Schmidt de celles du shakespearien Songe d’une nuit d’été évoqué par le titre Zettel’s Traum. Fred Léal écrit au traducteur Claude Riehl, qu’il considère comme « un artiste aussi entier qu’un philosophe ou un pilote de formule 1 », et définit les étyms comme des « sortes de pixels multivalents qui quêtent dans des loci parfois fort éloignés les uns des autres des sens (?) inédits ». Pour Franck Heibert, « l’objectif de "tout traduire" n’a pas de sens ». Traduire un jeu de mots suppose une compréhension de l’esprit du texte (l’attitude ou regard sur le monde qui l’imprègne « de manière volatile ») et une interprétation de lecteur. Georges Felten confronte Scènes de la vie d’un faune d’Arno Schmidt à L’ombre du corps du cocher de Peter Weiss. Marie Borel fait, en vers libres, défiler le bestiaire de quelques livres d’Arno Schmidt : Léviathan (1949), Miroirs noirs (1951), Brand’s Haide, Scènes de la vie d’un Faune (1953). Les notes météo de Stéphane Bouquet opposent à la « stratégie descriptive » du français Lamarck le « minimalisme taxinomique » de l’anglais Howard, pour qui penchait Goethe. Plutôt côté Lamarck, Schmidt (comme Hugo et Proust ?) est plus « sensible à la morphologie affective des nuages » qu’accompagne sa « dérive métaphorique ». Car « il n’y a pas de stabilité ontologique » et « de l’Un émane l’Autre ». Schmidt ne représente pas mais capte l’énergie, et « la météo, par son instabilité, ou sa continuité instable, est un autre nom de la littérature ». Thibaut de Ruyer rend Arno Schmidt « largement responsable du comportement » fétichiste, pointilleux, exigeant, monomaniaque, de ses lecteurs. Ce que lui-même apprécie par-dessus tout est son « humour féroce et potache ». Onuma Nemon présente une édition d’OR et de ses « cinq saisons à la chinoise » passant du Livre au Volume, portant au cube l’idéogramme inscrit dans un carré.     

 

            L’intermède gazetxtuel, holocriminel, horroscopique, anadrammatique et grammatical introduit les « #recommandations », « #aestheticboys », « #prettyboys », et la « #vaporwaveaesthetic » de Ludovic Bernhardt, le « macher douceur » de l’enfant Tara Mer-nimier « qui chique B12 à la tige ». À scander comme par des coups de règle et découpées comme des vignettes de BD, les strophes de Pierre Le Pillouër viennent « Maître » en scène un super-père (Ubu ?) qui « terrorise tous les élèves de cette école de campagne de l’année 1958 / même ceux dont les paysans de pères ont tanné la peau à coups de trique ». Il tonne : « Je suis athée / mon dieu c’est moi ! », c’est là « le Hic laïc ». Au (bon) élève Pierre, lettres et syllabes racontent des histoires : « BRE noble du BREton » et « vil BRE du BRRRRRRRessan », BER dont Proust tirera Bergotte, Gilberte, Albertine, Robert, la Berma. Car « Le monde est tissé de signifiants et de non signifiants et de noms signifiants ». 

 

            Vignettes encore, les « breloques » de Dominique Quélen montrent un « gros garçon boiteux s’enfonçant dans la forêt », une « tache qui va grandissant sur la moquette », une « bassine trouée à l’emplacement des yeux », des « pieds dans la vase et une chaussure perdue », le « monde réel » réduit « à une source », la « reproduction d’un poussin étouffé dans l’œuf ». La « défense d’éléphanter » d’Élie Dabrowski remonte « le torrent à l’instar du silex / roche d’artichaut », voit dans le temps « le flic du monde, un agent de circulation », et « une bavure », entend « Je suis la terre et j’avalerai tout, vos morts comme vos mensonges », et conclut : « mort naturelle / nature criminelle / le surnaturel / c’est ma survie ». Émilien Chesnot « étale consciemment Le dérapage » et « fabrique une esthétique (lol) ».  Philippe Labaune chante « sur l’air de Love Of My Life de Franck Zappa » : « T’as voulu relancer la croissance / T’es endetté jusqu’au cou / Fais sauter le barbelé baby / Oh oui oh darling ». Christian Prigent renoue avec la tradition villonnienne du Testament, et c’est comme, en presque fin de numéro, avant la parade gazetxtuelle, un salut d’artistes ou aux artistes. Aucune amoureuse n’est oubliée, et les amis défilent : Jean-Pierre Verheggen comme reflété dans la bigarreau rubiconde « chue de son lobe », Éric Clémens en porcelet prépubère et pré-philosophique qu’il fut comme lui, le « p’tit Bouti » à qui sont légués des bâtons de cahier d’écolier, Charles Pennequin, Daniel Busto, Claude Minière, Jacques Demarcq, Claude Viallat, Daniel Dezeuze, Lucette Finas, Marie-Hélène Dhénin, Paul Otchakovsky, Francis Ponge. « Au Pillouër (Pierre) » est légué un calcul passant d’entailles à pancrailles, à Alain Frontier l’arborescence ombreuse d’un poil de barbe et, de la même couleur d’humour, à Denis Roche un clin d’œil-soleil-corbeau, « À Valère Novarina / Une écharde de la vraie croix / Qui a pourri dans mon tiroir / Chacun son désespoir » —mais le rire, « élève Pierre » dixit, est aussi « l’orgasme de l’enfant, un avant-goût des extases ».

 

 

Éditions Lurlure, deuxième semestre 2023

248 pages

21 €                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                             

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