UBU roi de Nicole Caligaris par François Huglo

Les Parutions

20 oct.
2014

UBU roi de Nicole Caligaris par François Huglo

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            Pour fêter le retour de Sarkozy, rien de tel que la lecture de ce livre. Mais de qui et de quoi Ubu est-il le nom ? N’est-il pas aussi, un peu, nous-mêmes ? Jarry connaissait cette ambigüité, son personnage tenant à la fois du portrait à charge du professeur-repoussoir et de l’hommage à Rabelais dont il se repaissait. Le côté Ubu (ou beauf) de Gargantua-Pantagruel a certainement provoqué le rejet de Rabelais par Rimbaud, poète gourmand pourtant, mais sans une once de graisse.

            Rabelais a réhabilité le corps. Ubu le réduit à l’ingestion et à l’excrétion. Entre l’un et l’autre, le capitalisme a pris de la bouteille. Mais c’est entre les deux que se situe le roman de Nicole Caligaris : l’Ubu-repoussoir de Jarry avec la saveur de la langue de Rabelais. Quel corps animé, quelle âme charnelle, résisterait à ce mixte de gourmandise et de luxure, d’érotisme et de dégustation ? :

            « Venez, mes amuse-gueule, mes coquilles, que je presse du doigt votre pulpe contractile, que je hume votre plissement salin, que je vous boive le jus avant de m’en enfiler une ». Trois lignes plus bas, la beauf-attitude touche le fond : « Vous qui démarrez dans l’existence, faites voir votre bouche qui n’est pas faite pour parler ». C’est que tout le corps de ce grand dégueulasse d’Ubu est dévoué à la croissance de sa gidouille, à l’accumulation, à l’obésité occidentale. La beauté frugale est sa proie. Il ne peut l’atteindre, y prétendre, lui ressembler, il la prostitue : « Venez, que je vous enfourne mon bâton à sucer pendant qu’un CDI se prépare chez Mamamouchin ». On notera au passage l’assimilation du DRH (ou MCE, maître-chanteur à l’emploi) au Bourgeois gentilhomme intronisé dans « la société du spectacle » version Molière.

            Le marché de la prostitution diffère-t-il du marché tout court ? La Pologne, ou la Lituanie, est « un pont vers la plaine, vers l’est quasiment vierge, vers les peuples assoiffés dont avant-hier on ne savait pas le nom, prêts à donner leur grand-mère, pour avoir accès au luxe du téléachat, des assurances-vie, des titres de propriété, des promesses ». Entre nouveaux marchés, main d’œuvre gratuite ou presque et chair fraîche, quelle différence pour l’avidité d’Ubu ?

            Ce n’est pas lui, ou pas seulement, qui s’appelle Sarko : « C’était au Freluquet’s, comme la tradition l’exigeait, que Venceslas avait tenu à tenir sa veillée d’armes en compagnie de sa garde rapprochée ». Cela n’empêche pas Carla ou une autre, de ressembler, parfois, à la mère Ubu. Peut-être pas exactement à « la sinistre Cabale et sa tête en alu, et ses doigts de pieds écartés au tampon pour la couche de vernis, et la crème au concombre en train de sécher sur sa goule toute prête à s’ouvrir, malheur, déjà ouverte ». Plutôt à « l’autre moitié, tronche poudrée, quelle horreur, en train de tourner autour de son poignet où la Cartier donnait l’heure de Séoul, de Sidney, il ne savait plus quel méridien des antipodes où les boutiques ouvraient quand fermaient les nôtres ».

            Ce qu’on appelle « remake » au cinéma devient « adaptation », puis « reprise » ou « cover » dans la chanson, et en jazz a toujours été improvisation sur un standard. Cinglé du music-hall, « l’éminent Jean-Christophe Averty » cité par Nicole Caligaris dans sa préface, le savait bien : « la source authentique » de la pièce de Jarry n’est « peut-être bien elle-même qu’une copie, enfouissant sous la couche de ses glaces d’autres chroniques dont nous ignorons à peu près tout, griffonnée en marge des leçons, en ces temps de l’ère calcaire où l’écriture balbutiante criait encore sur les ardoises ». Comme un standard de jazz, Ubu est fait pour être joué, de même qu’un livre est fait pour être lu.

            Quel lecteur ne joue pas ? Et le romancier est d’abord un lecteur. Charlus est un remake de Vautrin. Mais c’est Le cousin Pons qui est repris, sous le titre Bonhomme Pons, dans la collection Remake. Le « parent pauvre » broyé, dans le roman de Balzac, par ce qu’on a appelé plus tard « l’horreur économique », est encore très actuel. Bertrand Leclair en fait un ex-chanteur soixante-huitard, collectionneur comme le Pons de Balzac, mais de tracts dadaïstes. Frédéric Berthet réimplante Bouvard et Pécuchet dans la France des années 1980. À la différence d’Averty, qui accentuait la théâtralité d’Ubu-roi et l’adaptait pour la TV, ce qui impliquait de s’éloigner du cinéma pour inventer une vidéo retrouvant Méliès quelque part entre radio et BD, Nicole Caligaris (se) joue d’une théâtralité universelle, mais en prose, impitoyable et délectable. Ce n’est pas Rabelais en nouveau beauf. Plutôt Ubu bling-bling en conte voltairien.

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