Ch’miloé din ch’tiloé d’Ivar Ch’Vavar par François Huglo

Les Parutions

14 nov.
2022

Ch’miloé din ch’tiloé d’Ivar Ch’Vavar par François Huglo

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Ch’miloé din ch’tiloé d’Ivar Ch’vavar

 

 

Le tiroir au miroir

 

            Au fond, tout Ch’Vavar est écrit en picard, tout Verheggen en wallon, tout Hergé en babeleer, même quand c’est écrit en français. Et même si, entre des dessins de couverture signés Sébastien Morlighem (pendant quelques années, des lecteurs se sont demandé si ce n’était pas un hétéronyme de Ch’Vavar, preuve qu’entre les deux les atomes crochus circulent) ne sont pas regroupés tous les poèmes en picard, le choix s’étant limité aux vingt-cinq dernières années, même si la plus grande partie de l’œuvre a été écrite en français, ce recueil bilingue offre des clés, peut-être indispensables, pour entendre l’ensemble. Car l’ensemble est picard. Et ce que Christian Prigent appelle « la voix de l’écrit » est aussi collectif qu’individuel. Il parle de « la rumeur de fond d’où tout écrit tire le matériau qu’il doit formaliser », Ch’vavar de « fond du bulot », à propos d’un texte court, « rue dech Treu-à-leu » (« rue du Trou-au-loup ») où il cherche à « saisir l’esprit du vieux Berck, celui des matelots, à peu près complètement disparu aujourd’hui, mais que j’ai encore connu ». Dans cette « paisible rumeur-là », dirait Verlaine, est audible « l’inflexion des voix chères qui se sont tues » —leur accent.

 

            « J’ai l’impression d’entendre ta grand-mère », disait la compagne d’Ivar en lisant ce diptyque. Son oncle, Konrad Schmitt, le jugeait « intraduisible parce que trop abyssalement berckois ». Mais l’horrible travailleur de la mer qu’est Ch’Vavar ne sombre pas dans cet abysse, avec les matelots disparus. Le temps perdu est pour lui objet de désir : Lucie, la jeune fille (la première : Lucy) incarnant la « jeunesse éternelle » mais perdue, inaccessible. Ce désir retourne le « comble du concave » en « crête du convexe », le révolu en révolution : voilà ce « fond de bulot (…) exorbité sans même quitter son creux », tournant « autour de la planète, à la rencontre d’autres langues », grâce à Luc Champagneur qui a traduit le berckois en quatre langues et guidé Ch’Vavar vers d’autres traducteurs : « rue dech Treu- à- leu » existe « pour le moment en trente-huit langues ». « Lucie à `p plaje » (« Lucie à la plage ») a été traduit en russe par la compagne d’Ivar, et « sonne » en cette langue « presque comme l’original berckois ». Une dizaine d’années plus tôt, Ch’Vavar traduisait en berckois le long poème de Sylvia Plath précisément intitulé « Berck-Plage ». L’Américaine, en voyant sur la plage les occupants d’un hôpital pour mutilés de guerre et grands accidentés, s’était souvenue « de la jambe amputée de son père et de la plage de Winthrop ». Quand elle lut ce poème à son éditeur, ce fut « avec un accent dur et légèrement nasal, marquant le rythme fortement, comme si elle avait été en colère ». Ch’Vavar a d’abord tenté une traduction en français, qu’il juge « beaucoup moins soignée que la version picarde ». Question de « voix de l’écrit », sans doute, et d’accent autant que de vision (Hopkins, Yeats, Dylan Thomas, Sylvia Plath… « Les Anglo-Saxons ont une tout autre façon que nous, Français, de "voir" », que le picard, plus abrupt, restitue peut-être mieux).

 

            Le désir de Picardie est d’abord enfantin. Ce qui est perdu est la jeunesse de la jeune fille, mais aussi le parler de la grand-mère. Ch’Vavar considérait Jules Verne comme « son grand-père en littérature », et le poème qui lui est dédié, « À la barbe de Jules Verne », se lance dans une aventure chamanique, chacune des six longues séquences en français étant « précédée d’une invocation à un esprit animal, en picard », qui intègre des cris animaux : c’est l’enfant et les sortilèges ! Les rumeurs d’enfance sont portées par des expressions populaires, qui vérifient ce qu’écrivait Tarkos : « La langue est poétique » (Ch’Vavar en conclut : « La poésie doit être l’affaire de tous »). Ainsi, dans « rue dech Treu-à-leu », des tournures et images telles que « dégavéllèe come un turboùt d’tchinse francs » (« dépoitraillée comme un turbot de quinze francs ») ne sont pas inventées.  

 

            La Picardie l’est-elle ? « Le problème du picard est un problème poétique : écrire le picard, c’est en faire une langue pour l’écriture, c’est mettre cette langue au travail pour l’écriture. Pierre Garnier un des premiers en a parlé, sans être beaucoup entendu ». Et quelques pages dédiées à la baleine (« `b Balènnhe ») ou à la vache (« vaque ») sont dignes de recueils spatialistes de Garnier. La langue perdue n’attend que d’être retrouvée, ce n’est pas une langue morte mais, pour beaucoup, une belle endormie : une lecture par Ch’Vavar de « Ch’et chaù » (« c’est ça » : une vieille Berckoise lance des phrases auxquelles son vieux mari ne peut qu’acquiescer) a rassemblé cent-soixante personnes au Familia, « chiffre considérable pour Berck (la Municipalité avait prévu une trentaine d’auditeurs) ». Poétique, le « problème du picard » est aussi politique. Ce n’est pas une identité fantasmée, figée, frileuse, qui serait menacée, mais une réalité administrative, traduction d’une histoire, d’une vision, celle que la langue pousse « en avant », comme dirait Arthur, et non celle dont les boîtes de com’ et de prod’ font de belles —et « poétiques »— cartes postales.

 

            On n’entendra donc, dans le titre Ch’miloé din ch’tiloé (le tiroir au miroir) aucun écho à « ch’ti » ni à ch’timi ». Miloé n’est pas Milou, bien que Ch’vavar, comme Hergé ou Balzac, pratique le retour des personnages (l’abbé Lepécuchel, Alix Tassememouille, Evelyne Nourtier, sans oublier Lucie !). Ici, ce sont des personnages de Carroll qu’il reprend, passant « ed l’oete cotè dech miloé » : traversée du concave au convexe, du repli au dépli. « Berck est pour moi le nombril de la planète ». Ses circonvolutions sont aussi celles d’une oreille, où toute « invitation au voyage » réinvente et rajeunit la « douce langue natale ». La « langue erratique » (du parler de Berck à ceux de l’Amiénois, de l’ouest-artésien et à d’autres dialectes auxquels s’adapte le système orthographique adopté), la langue-Ulysse, ne cesse de quitter le port, d’y revenir « au pays natal », de repartir, rêvant —activement— d’accueillir toutes les langues du monde.

 

 

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