Rien n'arrive

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 1 - Rien n'arrive

Nous sommes dimanche. Nous ? L'absence de récit qu'ont trahie de petits élancements tout au long de la semaine prend possession du corps de Daniela. Il s'en est tramé des choses, ces derniers jours, mais aucune, à sa connaissance, qui la concerne. D'ailleurs il n'y aura jamais rien à raconter d'elle, à sa mort ses amis parleront météo. Je suis dimanche, se dit-elle. Dédié au repos des membres et d'au moins deux organes — le cœur et le cerveau —, le dimanche donne aussi congé au conteur invisible. La plupart des gens que côtoie Daniela les jours ouvrables sont couverts de récits. Ils traversent la semaine chargés d'anecdotes, de rumeurs et de scénarios, comme les shoppers de Noël bardés de sacs griffés. Ils ont en permanence dix histoires à répéter, dix nouvelles à annoncer, qui toutes, vu l'entrain qu'ils mettent à le faire, doivent les toucher de près. Comment font-ils pour affronter tous les sept jours le mutisme du petit barbichu implanté dans leur crâne, quand il n'a plus ni l'entreprise, ni les collègues, ni la foule, ni des journaux dignes de ce nom pour alimenter leur moulin à salive ? Sans doute s'obstine-t-il, étouffé par la ouate dominicale, à débiter dans sa barbe des plaisanteries, des souvenirs d'enfance, des résultats sportifs.

Mais devant Daniela c'est le vide abyssal de sa vie qui s'ouvre quand sonne le carillon de l'église voisine Notre-Dame-de-la-Sainte-Espérance, quand elle soulève le drap qui épousait le dôme sombre de son corps, quand elle se penche à la fenêtre en culotte et voit la rue sans voitures, les trottoirs sans passants, le ciel où la couche uniforme d'un stratus ne laisse passer de la lumière que ce qui blesse les yeux. Les rideaux de fer sont baissés, et les pigeons, ravis de trouver le champ libre, paradent au beau milieu de la chaussée. Ils plongent parmi leurs congénères depuis le capot des voitures comme des enfants livrés à eux-mêmes dans une piscine. Elle-même se sent pigeon, mais pigeon seul, pigeon perché plutôt que d'aller claudiquant sur des pattes lépreuses. Il faut qu'elle voie un être humain.

Elle s'habille : jean, t-shirt, chaussures plates. Elle ne prend pas la peine de démêler la masse de cheveux noirs qui, même coiffée, lui donne un air ébouriffé. Elle fourre quelques pièces dans une poche de son pantalon, des clefs dans une autre, saisit au hasard un livre de bibliothèque pour se donner une contenance, et dans un souffle elle claque la porte de son petit appartement, dévale deux étages, pousse la porte cochère, débouche dans la rue, enfin prend une longue bouffée d'air, bruyante comme l'aspiration d'une plongeuse qui remonte à la surface. Deux pâtés de maison plus loin, il y a un marché, mais elle n'ira pas au marché. Elle aime les marchands, pas la clientèle excitée de se retrouver, venue là pour se rassurer, pour illustrer dans un cadre faussement champêtre le mantra qu'elle ânonne jour et nuit : « nous=somme=ensemble ». Elle traverse seulement le carrefour en diagonale et se laisse tomber sur une chaise à la terrasse du café le plus proche, celui où elle échoue presque toujours comme la goutte sur la vitre suit le plus court chemin.

Pour la première fois de la journée, elle lève les yeux à travers ses boucles épaisses. Nu, le carrefour paraît immense. Entre le silence du sol et la blancheur violente du ciel les immeubles se tassent un peu. L'œil est vite attiré par leur courbure à l'horizon, et l'espace, où les blocs de pierre et de verre s'enfoncent comme dans la neige, l'espace lui-même a épaissi, s'est infiltré partout, de sorte que les contacts sont rares, les gens petits, les distances longues à parcourir. À la table voisine, les seuls autres clients, un couple dont elle déchiffre sans peine les expressions, les regards et les gestes, sont aussi inaudibles que s'ils s'étaient assis de l'autre côté du carrefour. Excessivement discrets — intimidés peut-être de ne pas baigner dans leur langue maternelle à la sortie du lit ? Il n'y a guère que des touristes pour prendre un petit-déjeuner ici. Ceux-là ont visiblement mis au point un code à eux, fait de mouvements des lèvres qui passent, de loin, pour ceux de la parole, mais se résument en fait à l'enchaînement d'un petit nombre de grimaces. Daniela scrute leurs mines de mimes. Elle tend machinalement l'oreille : la rumeur du boulevard lointain où passent des autobus et des taxis remonte, prononce un r intermittent, on distingue le f prolongé d'un léger vent. Du couple pas un son n'émane.

L'homme regarde droit devant lui et mâche son croissant aussi lentement que s'il était en carton. Massif et un peu rouge, il entoure de ses cuisses, trop larges pour se maintenir parallèles, le pied unique de la table. La femme, menue, pliée en direction de son ami comme pour lui laisser plus de place, vêtue de noir, le corps réduit à une silhouette concave, à une parenthèse que l'on ferme, regarde sans regarder rien dans la même direction. À cet instant son petit visage couvert de tâches de rousseur s'est oublié lui-même, ses traits fins n'expriment rien. Puis elle tourne la tête, qui entraîne son regard non vers celui de l'autre mais vers un autre vide. Elle entrouvre les lèvres comme si lui venait à l'esprit un sujet de conversation, voire une idée tout court — un monument à visiter, un restaurant à essayer. Elle s'interrompt avant d'avoir prononcé un mot et transforme le o de sa bouche en une onde, un sourire mi-complice mi-craintif qui souligne ce qui précédait en pleins et déliés. Ses yeux bleus humides se posent sur la roue d'une voiture garée, où doit se trouver épinglée l'image du bonheur, car le regard qu'elle lance à l'enjoliveur est rempli d'admiration incrédule. Alors seulement elle cherche les yeux de son ami, qu'elle ne trouve pas.

Il est occupé à prouver qu'il n'a rien entendu. Il mâche de plus en plus consciencieusement son croissant en carton. Il fait toute une cérémonie d'une gorgée de café. Puis la moitié gauche de sa bouche, la plus proche de la femme, très vite remue et reprend sa forme initiale, envoyant en moins d'une seconde une rafale de signes muets. Pendant cet instant irréel aucune autre partie de son corps n'a bougé, ses yeux vissés sur l'horizon ont maintenu son menton haussé, il peut reprendre sa mastication comme s'il n'avait pas remarqué qu'il s'était lui-même exprimé. Les yeux de la femme n'ont pas atterri depuis qu'ils cherchaient à capter ceux de l'autre. Quand ils y ont renoncé ils ont rejoint le sol en vol plané, mais ont rebondi vers la bouche qui se contorsionnait soudain. Ils l'ont considérée un moment après qu'elle s'est refermée, puis se sont égarés en l'air. Maintenant ils regagnent à la nage leur vide vis-à-vis. Sous des sourcils fléchis, sur un visage que la scène a décoloré, essoré de toute passion et laissé pendu comme un linge, ils paraissent plus clairs, plus mouillés. Sans une parole, sans même regarder Daniela en retour, ils lui disent que : 1. l'homme n'a pas obtenu d'elle ce qu'il voulait la nuit dernière ; 2. elle a tenté de le distraire en lui faisant miroiter un plaisir quelconque ; 3. il lui a opposé une fin de non-recevoir ; 4. à présent elle n'attend, elle ne désire plus rien. Daniela détourne les yeux. Elle s'est vue elle-même.

Daniela, dans son genre, est une assez jolie jeune femme. Plus d'une fois, certainement, un homme s'est épris d'elle. Il faut que quelque chose, chaque fois, l'ait éloigné. Sa froideur, ses inhibitions, sa voix trop grave ? Ce peut être n'importe quoi. Mais, vraisemblablement, cette chose est la même qui a chassé de sa vie les histoires, l'a privée de conteur interne. Déjà, elle se reproche d'avoir affabulé sur ce couple innocent, de s'être imaginé sa nuit. N'a-t-elle pas eu la velléité de se faire une opinion d'eux, de tirer une morale de leur pantomime ? Or, ce qui manque à Daniela, aujourd'hui comme tous les jours de la semaine, ce ne sont pas les événements, les rencontres, les sentiments. C'est le liant qui fait prendre une histoire, le jugement tacite qui l'appuie, lui permet d'avancer d'un pas ferme. Pour raconter convenablement la plus simple des anecdotes, ne faut-il pas adopter une vision morale du monde, fût-elle provisoire, ou même insincère ? Daniela doit l'admettre : elle n'en a aucune.


Mécontente d'être rendue à elle-même, elle tire le livre de sa poche, l'ouvre et s'oblige à déchiffrer ce qui lui tombe sous les yeux. Elle sait d'expérience que n'importe quel passage d'un bon livre offre une réponse biaisée à la question qui la tracasse, une vue de sa situation depuis un autre point. Mais quelle est la question, cette fois ? Elle s'impatiente. La question forme avec plusieurs autres un mélange trouble : que vais-je trouver pour attendre le lundi matin ? qu'est-ce que je fais ici ? pourquoi suis-je seule ? Cette fois, les phrases imprimées ne lui sont d'aucune aide. La voix d'un étranger qu'elle y entend lui casse les oreilles, l'empêche de comprendre. Daniela claque le livre pour fermer son clapet. Elle cherche une distraction des yeux.


Un homme d'une trentaine d'années traverse la rue en face d'elle, contourne les tables du café pour se mettre dans la file des clients de la boulangerie qui le jouxte. La queue avance lentement ; Daniela peut, en tournant à peine la tête, observer l'homme du coin de l'œil. Le désordre de son costume et de sa coiffure le font paraître plus jeune qu'il n'est sans doute. Entre les pans sortis de sa chemise, dont manque le dernier bouton, un triangle de chair se déforme à chaque pas. Toute sa personne dégage un parfum de nudité inconsciente. On voit à ses yeux lourds qu'il est tel que le lit l'a laissé. Elle cherche sur sa joue la marque rose d'un pli de drap. De temps à autre il a un toussotement, un sursaut, un frisson de froid. La sensation se communique, Daniela s'entoure des bras, baisse la tête. Quand elle la relève il a disparu dans la boutique. Elle sympathise alors en son absence avec cette ombre, qu'elle se figure seule comme elle et privée d'histoires, ne fût-ce que momentanément.

L'ombre a tout de même une peau, une silhouette, des traits aigus et de belles mains qui lui arrachent un soupir d'aise. Non pas qu'elle s'imagine dans ses bras : elle glisse en pensée sous sa peau. Elle rêve qu'elle ne le quitte plus, s'étant quittée elle-même. Passagère clandestine de cet homme, elle pourrait lui souffler des histoires dans l'oreille interne, et, comme les prédictions qu'un hypnotiseur fait oublier aux premiers concernés, ces histoires arriveraient réellement. Aspirée, inspirée par la nouveauté de son hôte, elle deviendrait elle-même, et pour lui seul, le petit conteur implanté qui leur manquait à tous les deux. Ce serait délicieux — des jours de fables et de projets, de souvenirs légendaires et de prophéties, mille et un jours à se vautrer en lui, à le bercer comme une Shéhérazade diurne. Quelles histoires lui raconterait-elle ?

Quand Daniela va s'avouer qu'elle n'en a pas la moindre idée, il ressort de la boulangerie. Leurs regards se croisent un instant. Elle comprend alors son erreur. Le bras replié du jeune homme soutient deux sacs en papier blanc, et de l'un dépasse la corne d'un croissant. Le scénario le plus vraisemblable se déroule en une seconde. Quand il retraverse la rue, Daniela campe en pensée devant sa porte. Quand il frappe, elle file sous le lit. Elle voit le pied nu d'une femme s'enfoncer dans la moquette. Elle la regarde s'éloigner d'un pas mal assuré pour aller ouvrir le loquet. Elle sait qu'il va rejoindre une silhouette de ce genre, une femme plus désirable qu'elle, et qu'il va quitter ses vêtements enfilés à la hâte, qu'ils vont se glisser dans le lit, partager un café en échangeant des phrases chantantes et paresseuses. Quand il retraverse à grands pas le carrefour, Daniela lui trouve décidément de l'allure. Elle en déduit qu'il n'est pas homme à ne toucher sa femme qu'ivre le samedi soir. De sa gaieté, elle conclut qu'il s'énamoure, et que la rencontre est récente. Une minute, elle considère ce couple qui l'exclut. Puis elle pense à autre chose. La journée passe en un clin d'œil.