Le cas de Madame S.

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 9 - Le cas de Madame S.

Résumé de ce qui précède :
Daniela Tripp, jeune déprimée, consulte un « omniopathe ». Elle omet de lui dire qu'elle habite un appartement mitoyen de son cabinet.

De nouveau elle craint que le docteur Sénart ne l'ait reconnue. Peut-être l'a-t-il, un jour ou l'autre, observée à la dérobée ? Peut-être espionne-il systématiquement ses voisins ? Il n'a pas tiqué quand elle lui a donné son vrai nom, qu'il effleure pourtant tous les jours du regard en tirant son courrier du mur de boîtes aux lettres. Et s'il s'était renseigné sur elle tout particulièrement ? Sachant que quelqu'un vit derrière sa chambre à coucher ? Qu'en somme il dort tous les jours - et hurle, et profère des horreurs - à moins d'un mètre d'un témoin ? Hm. Réconfortant de songer à sa tendre épouse. Tellement plus dangereuse. À côté d'elle, il a presque l'air d'un chic type. Pourtant c'est lui qui se déchaîne tous les soirs, déverse tous les soirs des tombereaux d'injures sur cette femme frêle, à la voix basse, qu'on entend à peine dans les pauses des diatribes. Il la menace de mort après avoir menacé de partir ou de se tuer, selon un crescendo constant et vite pénible pour l'oreille - sans compter qu'il nuit à la clarté du propos. Comme les mauvais acteurs de théâtre, il souffre d'éjaculation vocale précoce. Daniela l'a d'abord pris pour un cas de voisin banal, un tyran domestique doublé d'un charlatan.

— D'accord
je renonce devant vous solennellement
à vouloir changer
et maintenant ?
je suis très curieuse de savoir
ce que vous vous proposez de faire docteur
au sujet de mes
difficultés.
— Oh c'est très simple
je me propose de ne rien faire du tout
et je vous conseille vivement de m'imiter
nous ne les nierons pas
nous ne les discuterons pas
nous nous en désintéresserons complètement.
— Vous prenez mes symptômes pour des coquettes ?
vous pensez que seule l'attention qu'on leur porte les maintient ?
qu'il suffit de regarder ailleurs pour les faire disparaître ?
— Je vous en prie
ne nous perdons pas en commentaires inutiles
bientôt nous n'aurons plus besoin de commenter quoi que ce soit
très bientôt vous verrez
posez vos mains sur les avant-bras du fauteuil

appuyez votre dos
voilà
nous ne voulons plus ruser n'est-ce pas ?
nous ne voulons pas renchérir dans ce petit jeu
que vous pratiquez mademoiselle
en me parlant comme vous le faites
ce ton badin voire ironique ne le niez pas
je vous connais
détendez votre nuque
c'est bien
je vous connais comme moi-même
et vous et moi nous savons que parler
brouille les pistes
c'est jeter dix pétales de plus dans le pot-pourri
pensez aux pétales
cinq pétales tombent
trois pétales
vous les voyez
des mots sont écrits dessus
des mots sans gravité
l'encre devient translucide
parler
ce n'est que nouer des fils sur de vieilles pelotes
pensez aux fils
un fil se dénoue
un autre fil
encore un autre
parler
ce n'est que geindre et ressasser
allons
allons serait-ce digne de nous ?
non
nous n'allons plus parler
plus du tout
nous allons prendre
un grand
plaisir
à nous
taire.

Daniela, somnolente, plonge un nombre incertain de secondes dans la contemplation d'un diplôme allemand dans une typo gothique. Sur ses côtés, deux rubans d'enluminures où flottent encore de pâles filaments et pétales. Qui sont ces gens ? Qu'est-ce que cherche à faire le docteur ? Un élément lui manque. Elle cherche dans le bruit de fond la petite voix de madame Sénart, qu'elle n'a pas vue desserrer les dents depuis qu'elle lui a ouvert la porte, pas même pour l'accueillir ou lui demander son nom et l'heure du rendez-vous. Aurait-elle honte de sa voix ?

Au bout de six mois de vie commune, du moins les soirs et les matins, avec le couple Sénart, Daniela, l'oreille collée à la paroi, a fini par la distinguer, très en retrait, comme émise d'une autre pièce, du fond d'un vaste appartement. Son débit était si régulier, son volume si bas qu'elle pouvait passer pour l'aération d'une machine, l'écoulement d'un tuyau. Si l'on y prêtait attention, on n'y distinguait rien de plus qu'une ligne mélodique. Mais, une fois repéré, ce filet de voix ne pouvait plus se fondre dans le brouhaha.

Entre les phrases trop fort hurlées du mari et celles-ci trop bas chuchotées, Daniela, de sa chambre, saisissait peu de mots. Alors, elle a choisi de tendre l'oreille plutôt vers le contrechamp de la scène. Elle voulait enregistrer le ton de madame Sénart. Être certaine de pouvoir reconnaître, sans les mots qui les exposent et les masquent, les passions et les intentions, le tressage de sentiments innommés, mais instinctivement reconnus, qui signent la voix de quelqu'un aussi nettement que ses expressions caractérisent son visage. Six autres mois, elle a écouté les grommelots de madame Sénart, depuis son lit, de l'oreille droite - la meilleure des deux, et qui se trouvait la plus proche de la paroi du fait de l'orientation du sommier. Elle s'est imprégnée, par doses homéopathiques mais fréquentes, de cette mélopée lointaine. Des détails s'ajoutant aux détails, le petit ruissellement continu a pris un relief de glace brisée. Pourtant il restait difficile d'y séparer des phrases, et impossible pour les mots. C'était comme le relief d'un jet.

Quand elle l'a eu dompté, quand elle a pu le chevaucher sans qu'il lui échappe sans cesse, ce jet lui est apparu d'une énergie folle. C'était de l'eau froide, mais sous pression, dans une lance d'incendie et non dans le lit d'un ruisseau. Chaque élan la menait à un tremplin, un butoir qui la faisait rebondir et gicler. Revenait sans cesse une attaque sèche, raclement d'un métal qui serait un alliage hyperdur du défi et du mépris. La mélodie s'entortillait, hérissée de tessons blessants, comme un chardon qu'on ne peut saisir nulle part. Un chardon pitoyable, ou une ronce tourmentée, souffrant et saignant, sensible à ses propres piqûres. En même temps, madame Sénart maintenait une allure constante. Elle poursuivait, imperturbable, sous les insultes du mari. Elle avançait, implacable, ses arguments, animée d'une rage méthodique, en les ponctuant d'interjections hautaines. Elle disposait en outre d'un vibrato grave, dont elle usait en mimant un rire affecté qui se voulait moqueur - une chose à vous faire froid dans le dos.

Daniela s'est dit que le docteur Sénart avait tout de même quelque chose, pour ce prix qu'il payait tous les jours. Il avait à domicile la voix la plus odieuse du monde, celle que même les paranoïaques n'entendent que dans leurs cauchemars, et qui ressemble fort à la leur. La tonalité de la haine dominait de toute sa hauteur et de toute sa bassesse. À la plainte ordurière du docteur Sénart madame Sénart ne répondait pas par une plainte. Elle narguait. Elle soupçonnait et suggérait. Elle revenait à la charge. Elle ricanait compulsivement. On entendait cela dans son ton. On entendait les remarques humiliantes et les mensonges éhontés, les menaces viles et les gentillesses venimeuses. Sans doute l'oreille de Daniela avait-elle été alertée par les protestations de la victime, qui dénonçait sans cesse les insinuations, les sarcasmes et, pêle-mêle, - quand l'exaspération stimulait son vocabulaire - la mesquinerie, la jalousie, la malveillance, la dissimulation, l'imagination diabolique de son bourreau. Bref, il apparaissait que le docteur Sénart avait une épouse folle comme un lapin. La nature même de cette folie, comme son évolution, avaient de quoi nourrir la méfiance du praticien à l'égard des cures par la parole. S'il ne pouvait faire taire sa femme, au moins pouvait-il s'efforcer de faire taire ses patients.


— Nous nous arrêtons là ?
(Le docteur chantonne sur un ton de pharmacienne.)
— Déjà ?
(Sourire sans appel.)
— Et je vous dois ?
— Trois euros.
— Trois euros ?
vous soldez ?
j'espère au moins que vous allez me prescrire
une longue série de séances à prix exorbitants.
— Vous consulterez qui vous voudrez
sauf moi
en ce qui nous concerne le traitement est terminé
ce prix modique est destiné à ancrer dans votre esprit
le fait que vous ne me devez rien
ni en bien ni en mal
est-ce clair ?
— Pas tout à fait non
vous me prescrivez quoi au juste ?
— Ah mais rien
surtout rien.
(Il prend les trois pièces que lui tend Daniela et les fait cérémonieusement glisser, une à une, dans la poche de son gilet.)
— Nous voilà quittes
et ne vous faites pas de souci pour l'hypnose
c'est ma tournée
vous m'êtes extrêmement sympathique
mais oui vous pouvez vous lever
puisque je vous dis que le traitement est terminé.
— Peut-on quand même savoir
si c'est un succès ?
— Cela dépend de vous entièrement mademoiselle
je n'ai pas dit que vous ne deviez plus rien à personne
vous vous devez quelque chose
vous n'arrivez pas à choisir
vous l'avez dit vous-même
et il y a un choix que je ne peux faire à votre place.
— J'en vois plusieurs.
— Un choix pas deux
un seul
la vie
ou la mort
vous balancez trop.
Il ne bouge pas.

Et voici que vient plus tôt que prévu l'instant redouté. Non pas celui de la séparation, remix de la première irréparable et bande-annonce de la dernière inévitable. Non pas celui de l'abandon à la détresse, de la non assistance à personne en danger. Mais l'instant où le docteur Sénart va lui demander son adresse pour l'inscrire sous son nom dans l'agenda électronique. Elle le voit déjà enfoncer ses yeux acérés dans les siens et lui assener chaque syllabe sur un ton qui lui arrachera l'aveu. « Quelle est votre adresse ? » Elle sera bien obligée, alors, et incapable de s'expliquer comme de mentir. Elle regrette d'être venue. Elle redoute de partir. Elle enrage d'être chassée. Il se lève.
— Vous ne prenez pas mon adresse ?
— Votre adresse ?
oh je ne crois pas que nous serons amenés à nous revoir
je suis en préretraite
les heures de consultation se réduisent
les patients qui restent sont mûrs
ils se détacheront bientôt
de la veille branche que je suis
bonne route.

Et d'un même mouvement souple il lui serre la main, referme la porte et tourne les talons.

Il reste à parcourir le couloir jusqu'au vestibule, à passer entre les fourches caudines de madame Sénart. Daniela double sans bruit le secrétaire où la furie trône, pliée sur un magazine, auprès d'un gigantesque caoutchouc. L'ouverture malaisée de la porte d'entrée, qui est blindée, lui fait relever la tête. Elle fronce les sourcils en rajustant sa coiffe. Puis, reconnaissant Daniela, madame Sénart lui adresse un sourire plein de chaleur.