Les amours de Daniela

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 3 - Les amours de Daniela

Résumé de ce qui précède :
Daniela Tripp se demande si les hommes n'aiment d'elle que son derrière.

Nue, elle passe dans la chambre, dont le faible éclairage urbain, par la fenêtre sans volet, souligne l'obscurité. Sur la pointe de ses pieds humides elle rejoint le lit et s'y glisse en prenant bien soin, comme si elle n'y était pas seule, de ne pas entamer par un bruit ou par un reflet la pureté de la nuit. Allongée sur le dos, couverte jusqu'aux seins du drap blanc lisse linceul, elle mime le soulagement en soufflant les yeux clos. Mais le rappel de ses amours, au lieu de rendre plus moelleux son oreiller, tourne, comme tout ce qu'elle évoque à l'approche du sommeil, à l'examen de conscience.

Pourquoi faut-il qu'elle rompe au bout de quelques mois ? Qu'est-ce qui ne marche pas longtemps ? Elle s'estime par ailleurs extrêmement heureuse, en amour. Elle a échappé au supplice de la répudiation. N'avoir été encore ni repoussée ni abandonnée est tout de même une chance. Chaque fois, l'homme qui l'intéresse s'intéresse à elle par miracle. Elle a très peu d'efforts à faire : il suffit qu'elle le regarde. Il a le visage même de l'Aimable adorable, du Désirable irrésistible. Une seconde plus tôt elle aurait été incapable de l'inventer, de le prévoir, ni d'en faire ne serait-ce qu'un portrait-robot fabuleux du genre « grand et fort ». Pourtant ce visage et ce corps, cette voix et ces gestes, ce langage, ce parfum entièrement nouveaux, dont la réunion l'impressionne, dont l'unicité l'éblouit, sont le visage et le corps mêmes du désir. Elle n'avait jamais croisé son regard, et par conséquent, sous ces traits, l'idée de l'Immense Désir s'incarne pour la première fois, sans aucun doute possible.

Chaque fois. Si l'on soumettait Daniela à la question, pour qu'elle affronte ce paradoxe du cœur d'artichaut, son orgueil répondrait : « Je n'ai que des premières amours ». Puis son instinct sophistique la justifierait ? car elle a le cœur raisonneur. Elle expliquerait qu'une première fois n'en remplace pas une autre. Elle préciserait que la dernière n'est pas plus première que la précédente, ni meilleure. Elle conclurait que chacune est la première à sa façon inimitable. Puis elle bovaryserait devant sa dernière tocade, ce soir devant l'image du Jeune Homme aux Croissants.

Alors d'où vient que chacune tourne court ? Qu'elle a dû quitter rapidement chaque amant brutalement, comme si elle découvrait soudain qu'il n'était pas qui elle croyait, qu'elle l'avait pris pour quelqu'un d'autre ?

— Mais pour qui
quel fantôme ?
a-t-il existé ?
me suis-je trompée dès le début ?
a-t-il jamais été l'aimable absolu que j'ai cru ?
la substance d'un homme est-elle si mutable ?
et si c'était moi l'inconstante
la cause et le siège du changement
que je vois se produire chez lui ?
moi seule qui me faisait un film ?
tout film a une durée précise.

Elle se rappelle qu'elle n'aime pas qu'à demi, et ça la réconforte un peu. Mais alors quoi ? N'est-ce pas justement cette façon totale d'aimer qui programme la déception ? Le doute spirale dans son oreille comme une chignole. Elle tourne sur le flanc, le dos au mur.

— Mauvais point de vue ? oui
s'Il n'existe pas
mais s'Il existe
alors comme j'aurai eu raison
de ne pas en rabattre sur mes attentes
j'en ai si peu
pas qu'il fasse ou dise quoi que ce soit
qu'il soit simplement là
lui
mais qui ?

Et le manège recommence, et le taraudage. Pour justifier son hésitation, Daniela n'hésite pas à moraliser. Elle prend le plafond à témoin. Dit que l'amour n'est beau que lorsqu'il rend meilleur. Pour mériter l'amour de l'autre, on peut s'améliorer. Cela prouve-t-il qu'on s'entre-change ? Non. Chacun, pour entrer dans l'habit trop grand taillé par le fantasme de l'autre, se hisse un peu, se tend, bombe le torse, ouvre grand les yeux et arbore son plus beau sourire. Mais la marge est étroite ; on manque d'entraînement. Il n'est pas aisé de se maintenir longtemps ne serait-ce que quelques millimètres au-dessus de soi-même. Alors soi-même on redevient, petit à petit. Jusqu'au plus petit, cet être encombré, cet animalcule tout à son affaire fort peu sympathique. Bon. C'est triste en un sens, et finalement pas. Sa fugacité n'ôte rien à la beauté du phénomène.

— Vive l'illusion
si elle aspire hors des coquilles
sur la plage où tout est possible
vive la déception
si elle ne laisse jamais bredouille
si chacun part avec un lot
une part de l'autre monde
du monde merveilleusement réel
de quelqu'un d'autre.

Mais les bravades et les sophismes font long feu, dans une dispute avec soi-même. À Daniela plus que jamais manque un regard devant quoi se voiler la face. Elle sait trop bien que son commerce avec les hommes est marqué depuis le début au sceau de la défiance. N'a-t-elle pas eu très tôt l'occasion de subir leur mensonge sur la marchandise, quand elle a vu son père la fuir et cesser d'en être un ? Sans doute fuyait-il avant tout sa mère, pour des raisons que Daniela, livrée sans recours dès six ans à sa tyrannique anxiété, eut tout le loisir de comprendre. Mais les petits amis de lycée puis d'apprentissage n'ont guère été plus fiables. Elle se prend à rêver que chaque homme porte pendue à la ceinture une bulle d'argile semblable à celles dont les marchands de Suse scellaient leurs colis en partance, et dont le porteur ignore le contenu : ce serait une définition de son caractère. Seule une femme courtisée par lui serait autorisée à briser la bulle enveloppe, pour l'aimer follement, ou le repousser poliment dès le premier soir en connaissance de cause. Hélas, devant eux d'abord comme devant les spécimens d'une espèce non décrite, elle a vécu ses premières amours dans la terreur d'une réaction brutale, laquelle ne s'est pas fait longtemps attendre, sa réticence ayant le don d'énerver les plus doux. Redoublant d'attention pour ne plus se laisser surprendre, elle a peu à peu appris à prévoir en gros ce qu'ils allaient faire, et même, pour les plus transparents, ce qu'ils allaient dire, jusqu'à y accorder peu d'importance. Cette nonchalance lui épargne maintenant les désillusions, les malentendus. Le babillage sentimental des hommes qui lui plaisent et auxquels elle s'abandonne sans serment, leurs contradictions, omissions et outrances, elle n'y prête plus l'oreille que comme à la musique d'un corps. Elle a même vaincu ainsi la fatalité du mensonge sexuel, qu'ont pourtant mérité tous ces gamins qui prennent comme un affront la moindre nuance dans l'orgasme.
« Je sais », dit-elle à l'empoté qui promet de l'aimer toujours en maltraitant son clitoris.

— Je te rends fou ?
tu n'as rien connu de pareil ?
ah bon
reprends ton souffle
et moi ?
j'ai trouvé ça très agréable.

Une forme de sagesse lui a jusqu'ici évité et le cauchemar à deux et le désespoir solitaire, mais a aussi fait perdre à ses liaisons récentes une bonne part de leur intérêt. Entre la conversation et le sexe, la part de l'amour demeure vide — vide ouvert, interrogatif. Quant à l'idée de vie commune, elle lui est un non-sens. Chaque fois qu'elle est touchée, dans sa fréquentation des hommes comme des femmes, c'est par leur solitude, leur part incompatible. Que deux d'entre eux entreprennent de mener au même endroit des vies distinctes mais constamment réemboîtées, resynchronisées, rabotées pour que les désirs de l'un n'empiètent pas sur ceux de l'autre, voilà qui lui paraît relever d'une utopie dangereuse, vouée à un échec plus ou moins rapide mais forcément cuisant. Et que l'un voue à l'autre une passion exigeante n'arrange rien à l'affaire.

Il n'échappe pas à Daniela que le double isolement où elle se trouve — célibataire et disponible — n'est que la conclusion logique de ses idées, et leur sanction. Elle sent tourner sa cage autour d'elle dans la nuit. C'est le cercle vicieux de la réclusion. Inexorablement il extermine les occasions de rencontre. Elle doit se rendre à l'évidence qu'elle voit de moins en moins de monde. Ses quelques vrais amis sont en province, sur les routes ou débordés. Des êtres humains avec qui elle échange des paroles la liste est vite bouclée. Un grand facteur qu'elle canonise, car il lui dispense comme des grâces les chèques de ses employeurs, les offres des commerces et les cartes postales. Une concierge élégante et discrète. Un boulanger inaltérable. Un cafetier froid mais bienveillant. Voilà. Qui d'autre ? Parfois une bibliothécaire. Plus rarement un bibliophile. Bibliquement, conclut-elle, je ne connais plus personne.

— Être seule passe encore
mais en compagnie de son corps ?
mon propre corps tout nu ?
(Elle tire le drap sur elle. Elle a chaud. Le rejette.)
C'est un démon qui m'a parlé
tu peux être à l'abri de tous
il te suffit de signer là
vas-y oui c'est facile
voilà
ce document stipule qu'en échange d'une paix royale
tu consens à cohabiter
nuit et jour à jamais
avec ta pire ennemie.

Elle se met à plat ventre. La tête, à angle droit, crispe la nuque. Elle se redresse sur le flanc droit. Crampe à l'épaule. Roule sur le dos, se retrouve sur le flanc gauche, près du bord. Laisse pendre ses bras et pied droits du lit, le bras gauche calé sous la tête. Bizarre position, mais ce pourrait être la bonne. Il s'agit de ne plus gigoter.

Il ne lui échappe pas non plus — elle se l'est dit mille fois — que ses idées sont trop sombres, comme est trop noire sa silhouette. Passe à la couleur, Daniela. Laquelle ? Le noir est simple et reposant. Elle s'y oublie un nombre incertain de minutes. S'apprête à lâcher prise, sa pensée tirant sur le fil de la conscience comme un cerf-volant. Ne raisonne plus, résonne seulement d'échos divers. Un ver d'oreille quand le sommeil cherche à fermer les écoutilles, un ver verbal, un vers banal accompagne le carillon du couvre-feu dans sa boîte crânienne. Il sonne comme le générique, filtré par les années, d'une émission pour les petits.

LA lalala
lalaLAla lalaLA.
— Je me débrouille très bien sans toi
qu'est-ce que tu crois
sauf quand il pleut tout doucement
et cetera
je me débrouille très bien sans toi
et cetera
sauf peut-être au printemps
mais le printemps n'y pensons pas
de peur de me briser le cœur en trois.

Nous sommes déjà la dernière semaine de mars. La période des chaleurs approche. Elle va avoir de plus en plus envie de nudité, et de tout ce qui s'ensuit. Elle va devoir se mettre en chasse. On ne peut dire qu'elle y soit prête. Il faut se ressaisir ou périr de désir — ou d'ennui. Elle s'ébroue, s'assied le dos au mur et palpe le plancher, soudain tout à fait réveillée, pour trouver cigarette, briquet et cendrier.

LalaLAla lalaLala
— J'ai laissé un mot sur la table
et ma bague de fiançailles
quelques phrases lamentables
qu'il va lire à son réveil
au revoir gentil loir
je t'emporte avec moi
blotti dans ma mémoire
prends bien soin de toi
ne me cherche pas
et mon chéri je t'en prie
plus de cigarette au lit.

Elle tire sur la sienne, qui éclaire brièvement son visage. Elle l'écrase. Referme les yeux.
LA lalala lalala LA
— Je fais les cent pas sur le quai
en fixant l'horizon
reviendras-tu toi que j'aimais
à la maison ?
la maison ?
laquelle ?
toutes ces histoires d'amour perdu
d'amour ancien
lequel ?
quel souvenir effacé
peut bien me ramener ces rengaines
cette rêverie vaseuse en boucle
cette boue de bouse et de blues ?
rien du tout
un prétexte
une histoire que je me raconte
pour justifier ma satanée mauvaise humeur.

Elle se retourne, enlace l'oreiller. Se love contre un spectre en chien de fusil. Crampe aux jambes. Ruade en deux temps, comme pour chasser deux mouches derrière les genoux. Toute cette méfiance, toute cette vie repliée de limaçonne, pour quoi ? Pour produire du marasme ? Et si on la droguait ? L'empoisonnait lentement ? Comment expliquer autrement sa nostalgie de ce qui ne fut — jamais — nulle part ?

— Le monde je ne le vois plus
je dois le deviner à travers la buée
cette buée je la souffle
la vitre est un peu plus opaque chaque fois
que la vanité de toute chose
m'arrache un énième soupir.
(Daniela ricane bouche fermée.)
J'ai si peu à dire
et nul ne m'écoute !