La chambre du petit garçon

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 50 - La chambre du petit garçon

Résumé de ce qui précède :
Au meeting qui consacre l’alliance avec le PAL,Yves Bourguignon promet une aide substantielle à Marie Durand, militante lilliputienne du PAK.

L’enquête sur la mort de Bidet piétine. Louverture n’apprend rien de plus des riverains, ni Pilar. Au téléphone, l’homme de Pékin avoue n’avoir trouvé aucun indice dans le repaire de la victime. Eludant la question qui lui est retournée, Daniela se plaint de n’avoir pas eu plus tôt de ses nouvelles, et lui propose une rencontre où elle pourra lui raconter par le menu sa sortie de la veille – elle pense, en fait, au réconfort de sa compagnie. L’homme de Pékin décline. Il s’est inscrit au PAL pour l’infiltrer, mais il n’y apprend rien, il s’apprête donc à faire ce que projetait Eugène selon Sylvie Vartan : il prendra dès demain l’avion pour Gibraltar. Daniela n'a pas d'arguments pour l'en dissuader.

La routine reprenant, elle laisse vaguer ses pensées entre la belle-famille et le mort. La 3Fr, que celui-ci a mise en cause, ferait un suspect idéal, si sa tête, en la personne du docteur, n’avait prouvé son innocence par l’intensité de sa peine. Ni son achat secret de l’appartement, ni l’insinuation de madame Sénart selon laquelle il n’aurait plus toute sa tête depuis qu’il boursicote ne suffisent à l’incriminer. Le doute qu’a fait naître sa belle-mère est d’une autre nature : architecturale. Faute d’action, Daniela revient donc frapper chez les Sénart senior entre la fin des consultations et le retour de Maxime. Elle sait que cette heure est aussi celle du thé pour madame et celle d’Internet pour monsieur. En pénétrant dans le salon, elle y promène comme si elle le voyait pour la première fois le regard.

— Une chose m’intrigue
vous disiez l’autre jour
que vous avez dû vendre une partie de votre logement
j’ai du mal à l’imaginer plus grand
il me paraît parfait tel quel.
(Madame S. tend le pouce au-dessus de son épaule.)
— Derrière le buffet breton
il y avait une porte
deux chambres de plus en enfilade
j'avais un bureau dans le fond
pour mes recherches.
— Derrière ce mur-là non
vous devez vous tromper
par là on passe du côté de l'escalier A
c'est justement là que
— Oui
Maxime s'est gardé de vous le dire
nous avons respecté son choix
il est sans doute un peu gêné
trouve ça pas très viril
le cache est en placo
je me souviens qu'ils ont mis moins d'une heure
pour condamner mon bureau
mes recherches et tout ce qui allait avec
résultat la pièce où nous sommes est très mal isolée.
— Vous voulez dire que notre salon
ma chambre quand je vivais seule
— C'était une chambre à nous
la chambre d'enfant de mon fils
nous l'avions faite à côté du bureau
qui avait sa propre porte palière
pour que je puisse garder un œil sur lui
pendant les consultations
¬oh je comprends très bien
qu'il n'ait pas souhaité y dormir avec vous
mais de là à ne rien vous dire
(Daniela se tait violemment.)
il a toujours eu le goût des cachotteries
chez un enfant c'est charmant
mais je crains que ce ne soit pas le seul travers
qu'il ait hérité de son père
si je vous ai parlé de lui
et un peu de moi
c'est pour vous mettre en garde
de femme à femme
pour vous il n'est pas trop tard.
— Je ne comprends rien à ce que vous dites
Max s'est montré
irréprochable.

Sous son front brûlant s'entrechoquent les bribes de la conversation surprise par son portable, les images et les sensations aigres-douces de la première rencontre dans la boutique de chinoiseries, de la seconde dans le hall de l'immeuble. Et si son ton de matamore avec son père avait exprimé le fond de sa petite âme ? Elle est prise d'une curiosité douloureuse.

— Me mettre en garde ?
il faudrait au moins nommer le danger.
— J'aimerais pouvoir le faire
mais nous n'avons que mon intuition
et la vôtre ma chère
dès l'annonce de votre mariage
j'ai senti une manipe
ça lui rassemblait peu
si vous saviez le genre de créatures qu’il fréquentait
on a gagné au change.
— Trop aimable.
— Et son emménagement chez vous
a confirmé mes craintes.
— Lesquelles ?
j'avoue que ça me dépasse.
— Moi aussi ma chère
c'est pourquoi j'ai préféré ne rien dire
et prier pour que votre union
même un peu arrangée
le cadre
j'espérais que ce rapprochement le rassurerait
l’aiderait à se fixer enfin
vous n'avez pas idée de son papillonnage
du côté professionnel comme du côté sentimental
et même immobilier
j'ai renoncé à suivre ses zigzags.
— C'est un homme plein de vie.
— Absolument c'est ça
c'est ça qui est magnifique chez lui
il vous parle de son travail ?
— Il l'a beaucoup fait au début
ça paraît passionnant.
— Il vous dit qu'il fait quoi
à vous ?
— Eh bien des scénarios
vous ne saviez pas ?
— Des scénarios ?
c'est bien trouvé
Maximilien Sénart scénariste
il aime tellement les histoires
surtout celles qu'il raconte
les projets c'est son grand talent
comme quand il prétendait écrire une thèse
une thèse de quoi je vous le demande
de farnientologie ?
étude comparative du château en Espagne
et du plan sur la comète ?
en tout cas cette œuvre inédite
lui a ouvert une belle carrière
dans le coinçage de bulle.
— Il travaille sans arrêt vous savez
il subvient seul à nos besoins.
— C'est bien ça qui me tracasse
le connaissant comme je le connais
ce métier loufoque non
je n'y crois pas une seconde
alors d'où vient l'argent ?
voilà l'énigme
toutes ces années il n'a pas manqué de prétextes
pour nous taper des sommes rondelettes
or depuis votre mariage et son retour ici
rien
servi merci
et le petit air satisfait de mon mari en sa présence
du jamais vu
pour tout vous dire j’ai peur
qu'il se soit laissé embarquer dans les combines de son père
ils se sont dotés de lois médiévales vous savez
il se pourrait qu'en se mariant il ait reçu une prime
comme une dot vous voyez ?
toujours est-il qu'ils se voient seuls
mauvais signe
et je les trouve surexcités pas vous ?
hypersensibles
comme votre petite crise d'angoisse les a paniqués
et maintenant le drame qu’ils font de la mort de Bidet
ça me rappelle ses pires périodes
agitation stérile et discours dans le vide
vous voyez cette alliance
entre le désœuvrement et la bouffonnerie ?
cette hystérie à la surface d'un puits d'indifférence ?
typique de mon mari
je vois avec effroi mon fils prendre le même chemin.
— Vous me dites de ces choses
à vous entendre on croirait
qu'il n'y a que des motifs sordides
que nous avons fait un mariage comment dit-on ?
de raison.
— De déraison ma chère
la raison n'y joue aucun rôle
c'est la seule chose dont je sois sûre.
(Sourire bienveillant.)
et j'ajoute que cette déraison est à porter
entièrement à votre crédit
il n'a jamais été comme ça en ma présence
avec une femme
oh il vous aime
quelles que soient les affaires minables
où mon mari l'a entraîné
et les contes de fées qu'il vous sert
il vous aime ça ne fait pas un pli
éperdument.
— Merci d'y mettre autant de cœur
j'envie votre certitude
moi je trouve que ça fait plus d'un pli
d'ailleurs je me sens chiffonnée
au fait
si je puis me permettre
vous avez changé de rouge à lèvres ?
je trouve que cette couleur vous va
particulièrement bien.

Madame Sénart sourit sans prendre la peine de répondre. Daniela redescend l’escalier B furieuse. Elle remonte accablée, jusqu’à la même hauteur, l’escalier A. Dans la serrure la clé tourne et retourne — elle a encore devancé Max. Mais un mirage l’arrête quand elle s’engage tête baissée dans l’entrée. À l'endroit même où elle a tous les jours rêvé de le voir apparaître, le carré d'un post-it émet son jaune surnaturel. Elle croit sa perception altérée par l'angoisse, ferme les yeux, respire.

Quand elle les rouvre, il ne luit plus, mais il est là, reflétant cette fois le jour terne du monde réel. Il présente son recto, incurvé vers elle. Le bord supérieur du verso encollé a dû arrêter la glissade en touchant le plancher. Avant d'oser tendre la main, elle y distingue trois lignes bleues d'une écriture qu'elle reconnaîtrait entre toutes, si claire qu'en se penchant à peine elle lit :

Retrouvons-nous
demain à 1h
au Bel-Air.


Elle demeure un moment sans cueillir le post-it, car elle craint le contact d'un revenant.