Pause vomi

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 27 - Pause vomi

Résumé de ce qui précède :
Lors de la vente festive de l'appartement qu'elle occupe, Daniela fait la connaissance d'un célèbre littérateur.

L'absence de son mari, après l'avoir inquiétée, exaspère Daniela. Comment peut-il la laisser seule avec tous ces gens ? Pourquoi ne l'a-t-il pas prévenue ? Quelle mouche l'a piqué pour qu'il les accueille à bras ouverts et puis s'éclipse ? Non seulement ils viennent consommer chez elle leur mauvais alcool, mais ils n'ont rien de plus pressé que d'aller l'évacuer dans sa salle de bains. Leur sans-gêne lui fait redouter, derrière l'opération immobilière, derrière un jeu d'écriture entre possédants qui n'aura pas de conséquence immédiate pour elle, une opération de chirurgie sur son propre corps, une vivisection. Elle se représente, à la place de l'immeuble, sa propre chair que l'on découpe et qu'on met aux enchères. Secouant cette vision, elle hésite à vérifier que son mari n'est pas réapparu dans la cuisine. L'accès en est interdit par la plantureuse madame Gougeaire de l'escalier B – turban, collier de grosses perles fantaisie–, qui discute debout, de dos, avec une femme assise qu'elle occulte en partie, dont Daniela reconnaît la silhouette : madame Jurieux, du quatrième – minceur, santé, jeans repassé sur Converse plates.

— Vous pouvez monter beaucoup vous ?
— Vous plaisantez ?
ce serait idéal pour mon fils
indépendant et pas trop loin
j'ai fait une offre à deux cents dix
mais j'irai pas plus haut.
— Même nous on n'a pas le budget
et on est deux
et ils sont deux.
— Ça leur fait quel âge maintenant ?
— Quatre ans et demi
neuf ans d'usure pour les parents
heureusement qu'il n'y a pas urgence.
— Deux pareils ça réduit les frais
on les voit mal se séparer
ce qui m'échappe c'est Sénart
celui qui loue avec sa femme
pourquoi il n'a pas pris les devants ?
il a la priorité non ?
il aurait pu s'éviter ça.

Dans sa très bonne humeur, madame Jurieux hausse par inadvertance la voix au lieu de la baisser.

— On m'a dit qu'il dépense trop !
et elle dieu sait ce qu'elle fabrique !
en tout cas c'est pas elle qui fera bouillir la marmite !

Daniela se déplace quand le fils Gougeaire survolté sort de la chambre et la dépasse pour aller fouiller la cuisine. Sa mère s'écarte avec un sourire bref pour le laisser passer, puis revient à son sujet.

— Hors les murs c'est plus abordable
j'ai visité un beau deux pièces en banlieue ouest
entre les immeubles de bureaux.
— Je pensais pas qu'on pouvait vivre dans ces quartiers.
— Mais si
il y a même un cimetière
entre trois tours il est nickel
si on y meurt
c'est qu'on y vit.

Le fils Gougeaire, comme s'il n'avait pas noté la présence de Daniela, a entrepris de fouiller les placards à vaisselle et conserves. Il intervient sans se retourner.

— Pas forcément
ils ont pu importer des macchabées des villes voisines
pour lancer le mouvement
ou il y a peut-être un hôpital neuf dans le coin
gériatrie et soins palliatifs.
— Tu exagères.
— Pas moi
la réalité exagère.

Sa mère se détourne et s'adresse à nouveau à madame Jurieux.

— Il paraît que l'élu local veut construire par dessus.
— Par dessus le cimetière ?
— Oui oui
un gratte-ciel sur pilotis
il trouve que les tombes neuves font tache.
— Comme un parking souterrain ?

Le fils Gougeaire referme un à un les placards et se tourne vers elles.

— J'aime bien l'idée
un peu plus un peu moins profond
ça ouvre l'option étages
catacombes high tech.
— Enfin bon ça reste cher.
— La concession ?
— Le deux-pièces pour toi mon chéri.
— Ah oui au fait maman
tu voudras bien m'acheter un lit cercueil ?
revêtement soie capitonné comme Bela Lugosi ?
sur deux tréteaux ça serait trop classe.

Il repart vers la chambre, croisant Daniela sans la voir, sourire aux lèvres et poing serré à la hauteur de son menton. Celle-ci baisse les yeux sur elle-même, doutant de sa visibilité. C'est ensuite Bourguignon qui traverse en diagonale le couloir et confirme la disparition de Daniela en l'ignorant tout à fait. Alors elle s'approche de la porte. Elle s'oublie dans ce qu'elle entend en tant qu'oubliée, et profite du réarrangement des corps dans la cuisine, qui absorbe celui de madame Gougeaire, pour observer de biais une partie de ce qui s'y passe.

Pendant plusieurs minutes elle se coupe le son. Il faut dire que c'était bruyant. L'autosuggestion a doté pour une fois ses oreilles de paupières. Emballement du temps ? Distraction ? Toujours est-il que la scène lui paraît changée, choquante, comme si de voir sans être vue et sans entendre provoquait des aberrations. Le trio Bourguignon-Gougeaire-Jurieux a l'air d'avoir passé au moins des vacances ensemble. Assise le dos à la fenêtre et les jambes écartées, Madame Gougeaire gobe le fond de toutes les flûtes en plastique qui lui tombent sous la main, dodelinant de la tête comme les chats japonais dont seuls la nuque et l'épaule sont articulées. Les jambes allongées par terre, Bourguignon a collé sa joue contre le ventre de madame Jurieux, qui, effondrée sur sa chaise, le visage tourné vers le mur du fond, paraît inconsciente de la situation. Le jeune auteur a même soulevé le sweat-shirt et posé sur le ventre nu sa main à plume – la droite. Daniela cligne des yeux ; mais si, elle a bien vu. Les deux femmes se sont tues. Parfois, le regard flou, Bourguignon remue faiblement les lèvres, qui le reste du temps forment un sourire niais. Il est temps de remettre le son.

— Ventre chéri
pour s'y coucher
ventre à jumeaux
face à soi-même
ventre à sosies
qu'il est gentil.

Cette litanie débile en boucle n'ébranle pas l'inertie de la scène. Comme tout à l'heure devant la porte d'entrée bloquée par le basset, les choses pourraient en rester là : Daniela transparente dans le couloir – dans la cuisine une nature morte humaine avec gestes compulsifs, coma, et babil de bébé narcisse. C'est à la banquière, jaillissant du salon émue, le haut de la poitrine en feu tel un rouge-gorge, qu'il revient de rompre le charme. Ses yeux brillants se posent d'abord sur Daniela, pour saluer – à moins qu'ils ne le provoquent magiquement – son retour dans le monde visible. Puis elle penche la tête dans l'encadrement de la porte et annonce à la cantonade, vibrato de triomphe dans la voix, qu'elle a déjà une offre ferme à deux cent quinze mille euros. Le chiffre fait instantanément dessoûler le trio, dont les têtes se redressent dans la cuisine – Daniela croit même voir frémir les six oreilles. Il semble que la nouvelle ait réduit au silence jusqu'aux occupants du salon et de la chambre, car c'est dans un grand calme que retentit le son le plus étrange de la soirée.

S'il relève du langage, il s'agit d'une voyelle entre a et e, d'une modulation continue montant des profondeurs puis roulant vers le grave en cinq ou six secondes. Le chien ne peut en être l'auteur – un chat en rut, à la rigueur. Mais surtout, cette clameur, émise depuis la chambre, finit par se noyer dans un gargouillis, comme celui qu'on provoque en soufflant dans une paille immergée. Première à se rendre sur les lieux, Daniela reconnaît la silhouette du retraité suisse, assis au bord du lit, penché sur quelque chose de rouge foncé. Il se retourne vers elle avec un regard aux abois, et cette fois, dans ses yeux, l'appel à l'aide est impérieux. Elle s'avance lentement, moins troublée par lui que par la tache luisante à la hauteur de ses cuisses, où elle voit reflétés tour à tour frayeur et dégoût. Elle n'y reconnaît rien, mais finit par comprendre, en remarquant deux bras ballants, deux mains par terre paumes en l'air, deux jambes moulées dans un jean noir traçant un V sur le parquet depuis le lit, qu'il s'agit de la tête du fils Gougeaire, maintenue à l'horizontale par le Suisse, qui a passé une main sous la nuque. Ensanglanté jusqu'aux oreilles, grimaçant les paupières fermées, son visage n'est plus identifiable. Dans sa bouche béante le sang bouillonne comme dans un cratère de soufre, éclaboussant sa chevelure et les genoux du Suisse. Il paraît évanoui, mais un hoquet, puis un autre le réveillent. Il redresse la nuque, crache du sang dans un rayon d'un mètre, tousse de plus en plus fort à intervalles de plus en plus longs. Bien plus effrayants que sa toux sont le silence quand elle cesse, bloquée dans son larynx en crue, et ses yeux qui s'ouvrent soudain, exorbités. Daniela voit la mort.

— Il s'étouffe
c'est le sang
les voies respiratoires noyées
penchez-le en avant
secouez-le bon dieu !

Dix interminables secondes plus tard, ce qui reste du fils Gougeaire, plié en deux, hoquette à nouveau, tousse, et le sang qu'il recrache est moins rouge, moins abondant aussi, il semble qu'il tarisse. Entre les hoquets se pend et se balance à la commissure de ses lèvres une glaire veinée de filaments noir caillot. Daniela s'est accroupie auprès de lui quand elle entend un autre hoquet du même genre, mais derrière elle. Comme en équilibre au sommet de son costume vu en contre-plongée, la tête de Martin Grœtte oscille, en partie cachée par sa main. Ses yeux révoltés disent qu'il vient de découvrir la scène, et qu'elle le met très mal à l'aise. La main qu'il a portée à son visage prévient un genre de rot, mais ça ne suffit pas, ses épaules tremblent, on dirait que son corps entier penche insensiblement à droite, puis à gauche, à la façon d'un gratte-ciel souple résistant aux séismes.

— Il faudrait le soulever
aidez-moi.

Mais Grœtte n'écoute pas Daniela, ses organes lui parlent plus fort. Son bras se tend d'un coup comme pour pousser la coulisse d'un trombone, et dans un bruit clair de fontaine un jet horizontal jaune vif lui distend la mâchoire pour se frayer une issue. Sa couleur gaie, son aspect rectiligne, aussi rigide qu'à la sortie d'une lance d'incendie, jurent tant avec le visage flapi dont il gicle qu'on croirait un collage. Les retombées du geyser jaune profitent principalement au sauveteur suisse, qui n'avait pas noté la présence de Grœtte et pose sur lui un regard surpris mais sans haine. Sur les petites flaques formées dans tous les plis de ses vêtements flottent maintenant des reliefs de canapés. Au repos, le liquide opaque ressemble à un clafoutis cru ; il en émane une odeur d'alcool et de fermentation, qui épaissit et bientôt pèse lourdement sur la chambre. Sans un mot d'excuses pour le retraité stoïque, lequel ne fait pas un geste pour se débarbouiller, Martin Grœtte s'affale sur une chaise, fouille ses poches et entreprend d'essuyer ses lèvres avec ce qui ressemble à une note de frais.