Chez Sylvie Vartan

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 44 - Chez Sylvie Vartan

Résumé de ce qui précède :
Daniela craint pour la sécurité d'Eugène Bidet.

Comme elle n'a plus la moindre envie d'entretenir la ménagerie domestique, elle répugne à tourner en rond dans l'appartement encombré que Max aura bientôt quitté pour se rendre au travail. D'ailleurs elle préfère ne pas le croiser : ce matin, elle se passerait bien de jouer avec lui, à coups de phrases insignifiantes, à la bataille navale.

Elle redescend donc, se retrouve sur le seuil, à suivre des yeux la rue, à sa droite puis à sa gauche, comme si elle la découvrait. C'est qu'elle ne s'y était encore jamais engagée sans un but précis. Maintenant qu'elle n'est plus scandée par des destinations possibles, sa propre rue, la droite et archi-familière rue de Picpus, semble interminable, vaguement périlleuse. Elle est déserte, pourtant Daniela s'y sent observée, honteuse d'offrir aux cent fenêtres braquées sur elle au-dessus du trottoir d'en face le spectacle de son hésitation.

Elle se dirige donc à grands pas vers un carrefour animé, celui de l'avenue Daumesnil – aussi lointain que l'est, dans l'autre direction, la place de la Nation, mais qu'elle trouve plus hospitalier. Un vent froid s'engouffre dans la rue trop droite et trop large. Elle ne croise à peu près personne, ce qui aggrave le sentiment, aussi pénible qu'absurde, de se trouver à découvert. Elle n'a même pas atteint l'embouchure du boulevard de Reuilly quand, n'y tenant plus, elle bifurque et s'engage dans la petite rue de Taïti (sic), puis, après avoir contourné les voies du métro, à droite dans la rue du Sahel. Bordée d'arbres sur toute sa longueur, cette rue hémiplégique semble aller droit vers l'infini. Daniela prie pour que le téléphone vibre contre son sein gauche avant le boulevard extérieur.

C'est à la hauteur de l'avenue Michel-Bizot que tombe le premier texto de Louverture :
— BAL EB pleine
pte close
Elle comprend que Bidet n'est pas chez lui. Répond.
— Pourkoi tecri comsa ?
— Pr fr cr
Tournee reprend
A+

C'est à la hauteur de la rue Marie-Laurencin que tombe le premier texto de Pilar :
— "Mauv. frequ." (Gougeaire)
Aucun nom
À suivre.
Daniela entrevoit une piste. Mais qui sait quelles fréquentations Madame Gougeaire juge mauvaises ? Par exemple l'Homme de Pékin, qu'elle-même trouve si charmant, pourrait en faire partie. Elle traverse le désert depuis une dizaine de minutes quand son sein gauche tressaille à l'atterrissage d'une nouvelle encore plus encourageante.
— Zem l'a vu !
Rue traversière
Bar x.
Elle s'immobilise au milieu du trottoir. Se demande quelle est la station de métro la plus proche, s'il y passe une ligne qui dessert la Gare de Lyon, et à quoi pourra ressembler le décor d'un "bar x". L'élan qu'elle a pris est bientôt cassé.
— Fausse alerte
Date d'un mois.

Comme elle a déjà fait demi-tour, aimantée par les voies de chemin de fer, elle laisse le mouvement l'entraîner comme par inertie. Elle adopte même une allure décidée pour vaincre son hésitation. Doit-elle marcher jusqu'à un bar mal identifié, qui sans doute a perdu toute trace d'Eugène et n'ouvre pas avant le soir ? Doit-elle rentrer chez elle et tristement déjeuner seule comme si de rien n'était ? Prévenir la police dont elle se défie tant ? Parvenue rue Picpus à la hauteur de son immeuble, elle se trouve incapable d'y pénétrer. Elle comprend qu'elle le restera tant que son inquiétude ne sera pas apaisée d'une manière ou d'une autre.

Elle tergiverse. Elle temporise. Le vibreur de son téléphone, au fond de la poche revolver, lui agace le téton. C'est un message de Louverture :
— r. Dagorno Mlle Augier
Rumeur :
EB + Chanteuse connue ?
Elle y voit un encouragement à poursuivre son chemin. Clothilde Augier a peut-être à dire sur Eugène plus que les trois mots du message ? Elle vit à deux pas. Daniela s'arrête un instant au coin de la rue Dagorno. Elle hésite une dernière fois, puis la traverse et poursuit jusqu'à sa voisine parallèle, la rue Santerre. Puisque Eugène a bien disparu, les premiers susceptibles de savoir quelque chose sont ses proches voisins — il suffit de frapper aux portes.

Tient lieu de hall un sombre étroit palier encombré par un rang de grosses boîtes aux lettres en métal vert. Elle doit se plaquer contre l'autre mur pour y lire les noms. Celui de Bidet se trouve masqué par la partie des prospectus qu'on n'a pu enfourner. La boîte voisine révèle une présence sensationnelle au même étage — le dernier. Nul n'avait dit à Daniela qu'à deux pas de chez elle vivait Sylvie Vartan.

Le dernier étage est resté tel qu'il était quand y dormaient les domestiques. À gauche, une porte en planches à loquet. À droite, deux chambres mitoyennes dans un couloir donnant sur un cabinet de toilette flanqué d'un lavabo en forme d'urinoir fontaine à grande tâche vert-de-gris. De nom à aucune des deux portes. Elle frappe à l'une et l'autre. Pas de réponse. 

Elle se prépare à repartir, frappe une seconde fois par acquit de conscience, appelle à tout hasard.
— Sylvie Vartan ?
— C'est moi.
Un jeune homme rondouillard et déjà presque chauve, pieds nus dans son survêtement noir, lui a ouvert si vite qu'il devait se tenir derrière la porte et la toiser par le judas.
— Pardon si je vous dérange
je suis un peu nerveuse
je m'attendais à rencontrer
la vraie.
— Je suis la vraie.
—.
—Si vous ne me croyez pas
regardez
et venez voir mon tour de chant.

Il lui a indiqué du bout du nez une affiche. Sylvie Vartan, avec sa coupe Comme un garçon, se tient debout sur un nom de bar, le Swift-Ulrich, rue Traversière. Les mots « LA VRAIE » forment une couronne sur sa tête. La chambre est profonde, si étroite qu'on peut toucher les deux murs latéraux en tendant les deux bras, et sa fenêtre est une mansarde.

— Vous avez emprunté son nom
pour l'imiter c'est ça ?
— Ce n'est pas son nom propre.
— Quand même
plus que le vôtre non ?
puisqu'elle l'a inventé.
— Même pas
c'était l'idée d'un producteur
vous voulez mes papiers ?
vous êtes de la police ?
— Non non excusez-moi
je suis juste curieuse
vous ne l'aimez pas beaucoup on dirait.
— Qui ?
— L'autre Sylvie.
— Je l'adore
mais justement
c'est devenu quelqu'un d'autre
moi je suis beaucoup plus fidèle
beaucoup plus proche de la personne
enfin de celle pour qui on a trouvé le nom.
— Si vous le dites
vous la connaissez mieux que moi
mais votre voisin le plus proche
vous l'avez vu ces derniers jours ?
je suis une amie.
— Il n'a pas d'ami
sa seule véritable amie c'était
— Vous d'accord
la seule vraie c’est vous j'ai compris
vous parlez de lui au passé ?
— Je crois qu'il ne reviendra pas.