Pause pipi

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 16 - Pause pipi

Résumé de ce qui précède :
Le fiancé de Daniela n'est autre que le fils du docteur Sénart, voisin bruyant la nuit, et qui pratique l'hypnose.

C'est au moment d'entrer dans le salon de l'hôtel des Clémentines, loué par la famille pour fêter l'événement à quelques minutes du quartier en passant le périphérique par la porte de Charenton, que les choses se gâtent. Daniela se trouve prise d'un besoin si pressant qu'elle pisse dans sa culotte et inonde le paillasson à l'instant où s'écartent les portes de verre.

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Ses cuisses ont revécu dans un frisson la course à la sortie de l'école, le tortillement dans l'autobus et l'ascension crispée des marches jusqu'à la porte rouge derrière laquelle sa mère tourne en rond à l'attendre, inquiète sans motif. Et là, en avance de quelques secondes, la détente d'un ressort, l'ouverture d'une vanne — chaleur liquide, bien-être quasi orgasmique au tréfonds de la honte.

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Le soupir bref d'un soufflet en coulisse, le froissement de caoutchouc quand se séparent les lèvres de la porte photosensible lui ont fait réentendre les pets du bus de ramassage scolaire qui ponctuaient comme ceux d'un cheval mécanique les freinages et redémarrages où sa pauvre vessie, ballottée, tendue à crever, souffrait le martyre.

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Est-ce le son qui rend contagieux ce relâchement, comme un bâillement, ou un fou rire ? La sensation tactile elle-même a des répliques sismiques, la défaite du périnée desserre un peu le nœud des deux muscles voisins. C'est une chaise retirée derrière soi, une trappe qui s'ouvre dans le plancher. C'est un tissu tendu pour arrêter la chute d'un désespéré, mais que des sauveteurs lâches ont lâché dès qu'il a sauté dans le vide.

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Daniela vérifie l'ampleur du désastre entre ses escarpins. Quand elle relève des yeux voilés par la terreur, ils glissent sans la voir sur la petite foule qui l'attend cinq mètres plus loin dans la clarté louche d'une baie de verre fumé, et remontent jusqu'au montant de la porte, grand ouverte sur elle et la mare à ses pieds.

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Elle imagine les rouages pneumatiques enfouis dans la cloison. Mais quel mécanisme caché a donc déclenché l'ouverture de ses propres anneaux intimes ? Elle ferme les yeux avant d'affronter ceux des autres, paupières serrées tels des volets claqués en catastrophe, et répète une étrange prière.

— Qu'est-ce qui m'a prise ?
qu'est-ce qui m'a prise ?

Il y a une sphinge dans ses sphincters.

De retour ici maintenant, elle observe chez les convives une absence inespérée de réaction. Peut-être est-elle trop incroyable, trop scandaleuse, cette flaque de pisse entre ses jambes que voile un collant noir, pour être admise par leurs sens. Si quelqu'un a vu quelque chose, il se garde en tout cas de le remarquer. Les regards, dans la masse groupée sur la moquette vert sale autour d'un grand buffet, papillonnent comme si de rien n'était.

Elle avise les toilettes, heureusement placées à proximité de l'entrée, et s'y engouffre avec une phrase d'excuses. Derrière la porte verrouillée qui laisse voir ses chevilles, elle a le plus grand mal à faire glisser jusqu'au sol la preuve de son délit, qu'elle entreprend d'essorer dans un nuage de papier toilette après s'être torchée, mais se résout finalement à abandonner — songeant que ce bout de dentelle violette ne lui appartient même pas légalement — dans le récipient réservé aux serviettes hygiéniques. Les mains sous le robinet, elle vérifie au-dessus du lavabo que la honte ne l'a pas défigurée. Elle recompose une attitude et rejoint ses semblables avant qu'ils aient pu s'inquiéter de son éclipse. Mais il y a là tant de têtes, et presque toutes nouvelles, qu'elle se trouve happée dans un chaos d'expressions, de postures et de tons à déchiffrer.

Les seuls visages familiers sont ceux de ses témoins, qu'elle a choisis, comme on improvise avec les présents quand on est provoquée en duel, dans son voisinage immédiat. L'un est le facteur du pâté de maisons, monsieur Louverture, un grand homme noir affable et doux d'une cinquantaine d'années qui en paraît trente-cinq. Il possède une voix si grave et si puissante qu'on s'attend à voir vaciller les objets quand il parle. L'autre est la gardienne du 55 bis, Pilar Cortez, belle, brune et mûre, d'une élégance et d'une discrétion rares, dont la pointe d'accent espagnol ajoute à son autorité naturelle. Son allure n'est pas sans rappeler, malgré la différence d'âge, le type physique de Daniela.

C'est vers elle, par défaut, et parce qu'elle se tient en retrait, qu'elle se dirige avec une feinte nonchalance, pour se réfugier au plus vite dans une conversation d'ameublement. Ensemble elles en ont eu tellement, dans le hall de l'immeuble, sur des questions de jardinage et de climat, que cela devrait être facile. Elle repère au passage un troisième visage ami, mais au loin et en contre-jour, près de la vitre teintée qui longe le long rectangle en pointillés blancs du buffet : l'adorable visage de son époux, qui lui sourit. Quand elle a salué la gardienne, celle-ci ose pour la première fois un propos personnel.



— Nous n'étions pas nombreux à la mairie
je ne m'attendais pas à voir autant de monde ici
on m'a demandé trois fois si j'étais votre mère
je l'ai pris comme un compliment
au fait je voulais vous remercier.
— Mais de quoi ?
ce serait plutôt à moi.
— De m'avoir fait comment dit-on
témoigner pour vous
et je peux vous dire que le facteur est très touché
personne ne le prend pour votre père
mais j'ai vu une larme sur sa joue
quand vous avez dit oui
j'avoue que ça m'a fait quelque chose moi aussi
c'est comme si je vous entendais pour la première fois
dire oui
mais je n'ai pas su indiquer votre vraie maman
où est-elle ?
— Elle est morte l'année de ma majorité.
— Ma pauvre petite
excusez-moi
je suis passée par là
j'avais la chance au moins d'être déjà mariée
et déjà mère.

Dans le silence qui suit, Daniela regarde un individu s'approcher lentement, régulièrement et sans à-coups comme s'il ne touchait pas le sol. C'est d'abord un halo plus qu'une physionomie, sur quoi la petite foule s'écarte. Quelque chose irradie de lui, qui s'avère, à une moindre distance, être une espèce d'agitation moléculaire, ses traits et ses contours se reformant à chaque instant. Seuls sont nets la bouche, constamment ouverte, et les globes mouillés de ses yeux. Ils semblent dirigés vers elles. Pilar tente une nouvelle approche.

— Et votre père ?
je n'ai jamais osé vous poser ce genre de question
mais puisque vous m'avez gentiment invitée
avec vos proches.

Daniela choisit ce saut de page dans sa biographie pour allumer une cigarette. Sa tabagie épisodique est un sûr thermomètre de son angoisse.

— En fait de proches
je ne connais pratiquement personne
mes amis n'étaient pas en ville
ou pas disponibles
je n'ai pas bien connu mon père.
(Regard compatissant et intrigué de Pilar.)
— Il était originaire d'Allemagne
vaguement parent des Tripp de la Ruhr
vous savez les machines outils
nettement plus âgé que ma mère
quand j'avais six ans il y est retourné travailler
et ils n'ont pas comment dirai-je
maintenu le contact
j'ai appris son décès l'année dernière.

La difficulté d'enchaîner sur cette nouvelle nouvelle est résolue par l'abordage de la créature instable dont Daniela surveillait du coin de l'œil le progrès. Elle comprend l'impression qu'il lui faisait de loin. La nuque est parcourue de tics, les muscles s'y tendent et détendent toutes les deux secondes, tandis que le menton donne un coup à droite et les lèvres, comme une braguette qui ne ferme plus, bâillent puis se plissent quand se relâchent les zygomatiques qui les ont tirées violemment vers le haut. On dirait que cet homme d'apparence nordique, à la chevelure de feu crépitant, au visage rose constellé de taches de rousseur grosses comme des petits pois, refait sans cesse non de la tête.

— Eugène Bidet [tic]
ravi de faire votre connaissance [tic] [tic]
je suis un vieux [tic] camarade de votre époux
on ne m'a pas menti
vous êtes [tic] superbe [tic] [tic]
mon nom vous fait sourire ?
et moi donc [tic]
mais je descends de l'inventeur
et figurez-vous que ma génération
est faite exclusivement [tic] de mâles [tic] [tic]
pas de souci à se faire pour la survie
de ce nom [tic] illustre.
— Daniela
très heureuse
la providence vous envoie
Maxime est loin
je n'ose pas me présenter seule
à ses parents et ses amis
peut-être pourriez-vous m'assister ?
— Vous ne connaissez [tic] personne d'autre ?
— Personne.
— Comment ?
vous me dites que vous n'avez jamais rencontré
aucune des personnes présentes dans cette salle [tic] [tic] ?
vous êtes sûre d'être bien [tic] la mariée ?
— À part mes beaux-parents et mes témoins
non je ne connais personne
mais je comprendrais très bien que ça vous ennuie
de faire les présentations.
— Au contraire
c'est avec le plus grand [tic] plaisir.