Le cas du docteur Sénart

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 7 - Le cas du docteur Sénart

Résumé de ce qui précède :
La semaine commence. Daniela Tripp décide d'effacer six chapitres sans événement. Elle passe à l'action.

— Sortez-vous un pied de sous le drap ?
— Mais oui
vous êtes devin.
— Juste un homme de l'art
je serais devin si je ne vous demandais pas lequel.
(Elle agrandit les yeux, mais son visage reste impassible.)
— Eh bien ?
— Le gauche.
(L'homme lui expose le haut de son crâne chauve. Son stylo feutre oscille dans un infime crissement.)
— Le gauche
consommez-vous beaucoup de fruits rouges ?
(Elle fronce les sourcils et fixe le bord du bureau en mélaminé blanc.)
— Ma foi oui pas mal
fraises framboises groseilles
mais ce n'est pas encore la saison.
(Leurs deux têtes se redressent, leurs yeux se rencontrent à nouveau. Elle essaie de sourire.)
— Ils sont encore un peu chers
mais je m'en offre de temps en temps.
— Vous faites bien
mais je vais vous laisser répondre
par oui ou par non
que nous ayons le temps de dresser la carte.
— Le tableau clinique ?
— Le ?tableau clinique? n'ouvre qu'une petite fenêtre.
(Il déploie son bras libre.)
— C'est tout le paysage
tout le terrain qu'il faut brosser
mais à grands traits n'est-ce pas
un oui ou un non
un oui ou un non feront l'affaire
laitages ?
(Daniela redevient sérieuse. Elle gigote sur son siège, dont le skaï crisse.)
— Oui
enfin non
un peu de mal avec les laitages.
— Évidemment
parfait
comment se porte votre maman ?
— Il y a dix ans qu'elle m'a quittée.
(Elle pense moins à sa mère qu'à l'étrange oubli du médecin. Quand elle est entrée, il l'a invitée à s'asseoir, mais non à dire de quoi elle souffre.)
— Avez-vous soif au saut du lit ?
— Quand j'ai trop bu la veille ?
c'est justement la nuit que ça ne va pas
je viens vous voir parce que
— On va mettre non
votre peau réagit-elle mal à certains tissus ?

Elle renonce, agacée, à parler de ses insomnies. Ses yeux errent sur le bureau comme à la recherche du coupon qui lui donnerait la réponse. Étonnamment privé d'objets remarquables, ce bureau. Ni bibelot ni photo. Un bric-à-brac de papeterie bon marché, un bloc-notes, un téléphone et un ordinateur qui datent au moins du vingtième siècle. Tout cela, où domine le blanc sale, sent le plastique.

— La laine de verre ? la toile émeri ?
— Pas d'allergène textile connu
ne débordons pas le cadre de l'entretien, si vous le voulez bien
les auteurs du questionnaire
des cliniciens chevronnés
se sont donné assez de mal.
(Elle prend une mine d'enfant grondée et lève les yeux au ciel. Un mètre au-dessus du crâne luisant, elle reconnaît dans un rectangle de néon décollé du mur une lampe fluorescente « lumière du jour ».)
— Votre plus gros repas dans la journée.
(Elle pouffe.)
— Je pèse quarante-sept kilos
pour un gros repas, je dois puiser dans mes souvenirs d'enfance.
— Oui
je m'en doutais, oui
peu d'appétit
au moins votre poids est-il stable ?
— Très.
— Et sexuellement ?
— Plus rien à signaler.
— Néant
on progresse
on commence à y voir un peu clair.

Silence. C'est la dernière folie de Daniela. Frapper à la porte du voisin - non pas exactement de palier, mais immédiat tout de même, puisque leurs chambres à coucher, dans les deux ailes de l'immeuble séparées par une mince cloison, sont mitoyennes : le docteur Sénart, qu'une plaque pompeuse, dans le hall, présente comme « omniopathe ». Avant cette pseudo consultation, ce tour qu'elle leur joue à tous deux, elle n'a jamais eu l'occasion de le rencontrer depuis qu'elle loue son deux-pièces. À peine l'a-t-elle aperçu de sa fenêtre, entrant et sortant. Un homme sournoisement quelconque, comme habitué à se cacher. Petit, rond, presque chauve, aux yeux de meurtrières horizontales, au demi-sourire fixe, empaqueté dans un pardessus auquel une écharpe de couleur paraît cousue. Un polyèdre humain sanglé, un colis, si ordinaire qu'il évoque pour elle un espion de la vieille Europe. La blouse blanche lui ajoute une touche de Landru. Mais sa voix lui est aussi familière que celle d'un vieil ami. Sa voix hante les nuits. C'est exaltant de l'entendre soudain si claire, si mesurée. Une voix comme réalisée par le jour, normale. Il se redresse et plonge les yeux dans ceux de Daniela comme on lance une ligne dans le courant d'une rivière.

— Vous injectez-vous régulièrement des produits stupéfiants par la voie veineuse ?
— Pas régulièrement.
— Parfois ?
— Je plaisantais.
— C'est que nous ne voulons pas gaspiller un temps précieux
dans notre progrès vers la guérison n'est-ce pas ?
je vous laisse donc répondre à la question suivante
craignez-vous les ascenseurs ?
— Un peu.
(Elle songe qu'il a pu relever sur elle les traces humides de sa course dans l'escalier.)
— Lorsque vous vous rongez les ongles
allez-vous jusqu'au sang ?
(Les mains de Daniela se ferment dans un spasme évocateur de la nage d'une crevette.)
— Pas délibérément.
— Donc à blessures provoquées je coche oui
bien
ça prend tournure
quel genre de musique écoutez-vous ?
classique jazz rock ?
chanson ? musiques du monde ?
contemporain ?
— Chanson.
— J'en étais sûr
la nuit dormez-vous d'une seule traite ?
— Ni d'une traite ni de plusieurs
mes voisins sont un peu bruyants
je ne dors pratiquement plus depuis six mois
c'est pour ça que j'ai frappé à votre porte.
— Que vous dites.
— Vous ne me croyez pas ?
on voit que vous ne connaissez pas mes voisins.
— Je ne doute pas de votre sincérité
seulement vous serez réconfortée d'apprendre
qu'une part importante de notre sommeil
est inconsciente.
— Vous insinuez que je dors debout ?
— Je ne dirais pas ça
nous en reparlerons.

Elle maudit gentiment la mouche qui l'a piquée. Au fond elle se réjouit d'être passée à l'acte et d'avoir franchi par la ruse la cloison de l'appartement. Chez elle, elle étouffait. Elle est sortie en trombe, elle n'a pas pris ses clés, elle a laissé la porte ouverte. Après deux minutes d'hébétude au rez-de-chaussée, elle a gravi au pas de course quatre étages de l'escalier B où exerce le docteur Sénart. Pantelante, elle a frappé à la porte de son cabinet, puis, à sa grande surprise, a été introduite dans la salle d'attente par la propre épouse du docteur, immédiatement reconnue à sa voix. Madame Sénart se changeait donc en infirmière - en infirmière grotesque, à coiffe et lèvres orange, tongs et parfum d'éther - dans la moitié de l'appartement consacrée à l'exercice délicat de l'omniopathie. De cette moitié-là Daniela n'entend rien, de chez elle. Elle était loin de soupçonner ce confort coquet, cette sérénité.

L'autre moitié est en effet presque exclusivement consacrée, dès l'aube et jusque très tard dans la nuit, aux scènes de ménage. Daniela impute à ce rite conjugal l'aggravation de son insomnie. De là à s'introduire, à son tour et en représailles, chez les indiscrets, il y avait un pas. Elle s'est dit qu'après tout elle avait bien le droit de le faire - la consultation du docteur était ouverte à tous. Les cinq minutes de répit dans la salle d'attente n'ont pas été de trop. Prise en sandwich entre un Van Gogh et un Renoir, le nez sur les Paris Match parcheminés où coururent bien des doigts tremblants, bien des yeux dolents, elle a décidé de jouer le jeu de la patiente lambda et de se faire prescrire des somnifères. Ignorant ce qu'elle cherche dans ce tête-à-tête, elle n'a jusqu'ici rien appris du docteur, sinon son usage émollient du verbe « laisser ». Elle ne l'avait pas remarqué dans ses invectives du crépuscule et de l'aube. « Je vous laisse répondre » au lieu de « Répondez ! ». Usage sans doute professionnel, et pas d'un grand secours pour implorer quotidiennement sa femme - et peut-être, qui sait, dès qu'ils avaient le cabinet pour eux - de lui foutre la paix.