Le Samoan muet

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 17 - Le Samoan muet

Résumé de ce qui précède :
À son mariage avec le fils de ses voisins, Daniela se compisse, puis rencontre un tiqueur qui lui présente la compagnie.

Elle ne se félicite pas de son initiative. Elle n'aurait pas mieux fait en exigeant d'un bègue qu'il déclame une tirade en alexandrins. Cependant, comme les bègues peuvent perdre leur coquetterie dans la gorge s'ils se sentent requis, sur les planches ou devant un micro, Eugène Bidet tique moins déjà, et quand il reprend la parole il ne tique presque plus. Mais sa paupière droite, la plus proche d'elle quand ils se tournent ensemble vers l'assistance, est affectée d'un tremblement que Daniela n'avait pas distingué dans l'ensemble du syndrome de Tourette dont il paraît souffrir. La pellicule de chair évoque une feuille morte retenue sur l'œil par un filament, et qu'une brise retournerait sans cesse.

Non loin d'eux passe une femme suivie de son ombre, mais ce dont elle est l'ombre est elle-même une ombre. Tout en elle est noir et voûté, un fichu noir couvre son chignon noir — au mépris des convenances — et un châle noir, ses épaules. Quant à son ombre, il se trouve que c'est une autre femme, la même en plus petite, plus maigre encore et plus voûtée, au teint plus jaune, d'un aspect général plus noir encore d'être dans l'ombre et en retrait de la première. Leurs joues et le cerne de leurs yeux — quatre points noirs de capiton — sont si creux qu'ils semblent biffés d'un trait de liège brûlé. À mesure qu'elles approchent, Daniela distingue les cinq mots qui tombent alternativement, solennellement de la bouche de l'une et de l'autre. Elle bute sur le troisième, qu'elle a d'abord pris pour trois mots mâchés sans dents.

— Nous allons mal
très mollement
et vous ?

Voilà ce que semblent dire les deux corvidés à chacune de leurs relations, qu'elles abordent et quittent à la plus grande vitesse autorisée par la fragilité de leurs os, l'atrophie de leurs muscles et la lourdeur de leurs pensées. Daniela constate avec soulagement que le cercle qu'elle décrivent dans leurs saluts est trop étroit pour l'englober. Au point le plus proche de la courbe, elle entend autre chose. La lenteur pâteuse du débit dans leur course a produit un effet Doppler à l'envers.

— Nous allons ma-tri-mo-nia-le-ment
et vous ?
— Matrimonialement ?
j'ai bien entendu ?
Eugène dites-moi qui sont ces deux femmes.
— Les veuves Gripin
l'une est la tante de votre beau-père
l'autre [tic freiné] je ne sais plus
pas sa sœur en tout cas malgré les apparences
on les appelle comme ça parce qu'elles portent le même nom
se ressemblent un peu plus chaque année [tic]
et sont inséparables.
— Elles ne respirent pas la joie de vivre.
— C'est qu'elles sont de toutes les cérémonies Sénart
et en ce moment
étant donné leur âge
c'est le rythme des enterrements qui s'emballe
ça devient un job [tic résiduel].
— Et depuis le dernier
elles n'ont pas eu le temps de se changer ?
le sens de leur formule de politesse m'échappe.
— « Matrimonialement » ?
ne cherchez pas
elles ont perdu l'habitude des mariages.
— Vous voulez dire que ça ne veut rien dire ?
— Rien du tout je vous le garantis
quand elles accompagnent au cimetière leurs contemporains
et elles ne ratent pas un cortège
à croire qu'elles aiment courir comme des enfants [tic]
sur l'écume de la vague
qui les engloutira
eh bien à chaque demande de leurs nouvelles
elles répondent : « tristement » [tic] [tic]?
« comment allez-vous, madame Gripin ?
— tristement »
là elles ont dû improviser.

La bouche d'Eugène bâille à gauche de nouveau, mais cette fois son sourire hémiplégique est volontaire. Daniela se détend un peu, croyant avoir trouvé un complice. Tandis que son Virgile se lance dans un générique social des convives qu'elle suit mal, elle essaie de voir le visage d'un gros monsieur au teint à mi-chemin entre l'ivoire et l'ambre et aux yeux introuvables dans leurs fentes, qui s'est planté comme un arbre au coin le plus reculé du buffet.

— Nos amis bon genre se signalent
par le corset qu'ils portent
d'autant plus serré qu'il est [tic] invisible
regardez ce jeune couple bien assorti
presque aussi bien que leurs bébés en coordonnés [tic] prune
ils se pomponnent pour pouponner
le mauvais genre de certains autres se trahit au contraire
par [tic] l'intimité qu'ils étalent
parce qu'ils la croient avantageuse
un débraillé bravache
prenez-moi par exemple.

Il suit des siens les yeux de Daniela, qui ne lâchent pas leur proie. Pendant plusieurs secondes elle croit reconnaître ce bonze trapu, un peu miteux, dont le regard suspendu comme un tiret au milieu d'une phrase ne se pose pas plus que celui d'une statue sur rien de réel. Il ressemble beaucoup à la silhouette solitaire qu'elle voit par la fenêtre se déplacer lentement, de l'autre côté de l'impasse où donne son atelier, de jour comme de nuit, d'un lit qu'elle ne voit pas à une chaise campée en face d'une toute petite télé. Il semble ne jamais sortir de ce galetas, éclairé par une ampoule nue, voire — la nuit — par le simple écran saturé de couleurs criardes, et ne rien faire du tout, pas même dormir. Si, il extrait une fois par jour son buste de la cellule, penché sur la rambarde en t-shirt et bermuda pour fumer à l'air libre une cigarette sans filtre. Le tissu blanc baîlle sous son bras tandis qu'il tire sur le mégot.

— Le plus dur à définir est aussi le plus rare
et notre assemblée [tic] ne fait pas exception
c'est le grand genre
un alliage spécial de bonnes manières et de désinvolture
sans vouloir vous flatter
je trouve que votre époux peut y prétendre
enfin quelquefois
il n'est pas le seul [tic] bien sûr [tic tic].

Le gros insulaire est toujours parfaitement immobile. Elle s'est souvent demandé ce qu'il faisait dans son impasse, de quoi il pouvait vivre. Le seul emploi qu'elle pourrait lui prêter serait lié à l'audimat : zappeur à plein temps, ou autre interim harassant, paralysant et, semble-t-il, mal rétribué. À moins qu'il expédie tout son revenu à Samoa ?

— À l'autre extrême le petit genre
se reconnaît au fait qu'il se laisse aller au confort
pour se donner une contenance
il singe un genre plus élevé
mais c'est le grand genre qu'il imite
avec un zèle [tic] qui vend la mèche
il enjambe le bon genre
qui ne l'impressionne pas assez.

Pas une fois, même en été, quand leurs deux fenêtres sur l'impasse étaient ouvertes, elle n'a remarqué de coup de sonnette ou de sonnerie, pas une fois elle n'a entendu le son de sa voix, qu'elle imagine aiguë. Il n'est peut-être pas plus samoan que taciturne. Elle se promet d'essayer de le faire parler à la première occasion. Avec Eugène il faudrait essayer l'inverse.

— J'ai un peu décroché
vous disiez ?
— Pardonnez-moi
j'échoue à vous faire sentir la réalité de ce dont je parle
ce que j'appelle grand genre chez mes meilleurs amis
c'est simplement la [tic] justesse frappante
de leurs mots et de leurs gestes
dans toutes sortes de situations sociales
leur aisance et leur [tic] tact en toute circonstance
jamais de condescendance
mais jamais non plus d'obséquiosité
vous voyez ?
on ne peut décerner ce prix à la légère
il ne faut pas se laisser tromper par le faux grand genre.
— Vous ne seriez pas snob monsieur Bidet ?
je ne connaissais pas ce grand genre il y a une minute
et avant même que j'aie pu me le représenter
vous me dites qu'il est souvent faux.
— Le faux grand genre est un mauvais genre déguisé
il n'éblouit que le petit genre
et sachez [tic] ma chère [tic] tic]
sachez que tous
oui tous
le mauvais genre nous guette
dès que [tic] l'entourage nous ennuie.
— Avec vous je ne risque rien.

Elle craint qu'il ait deviné son impatience. De fait, elle cherche maintenant des yeux son mari et ses beaux-parents, seuls repères avec les témoins. Mais les auditeurs du docteur, quatre hommes en demi-cercle devant lui à quelques pas de Daniela, explosent toutes les minutes d'un rire exagéré. Il doit dévider sa pelote d'histoires drôles. Madame, elle, s'occupe du roulement des plateaux de canapés roses — tarama, jambon de Parme, mortadelle, avocat-crevettes sauce cocktail —, des bouteilles, des bébés, des vieillards, mais surtout du transport périlleux d'une corbeille de fruits pyramidale où le rouge domine et que coiffe une corne d'abondance en nougatine.

Quant à Maxime, il a disparu derrière une basse estrade encastrée dans le coin que la baie vitrée fait avec la cloison la plus éloignée, où s'entassent des câbles, des pieds et des boîtes noires. Cette mini-scène de spectacle dissimulerait-elle une porte étroite par où leur réception communiquerait avec la réception de l'hôtel ? Où leurs noces donneraient sur la rue et l'anonymat, mais aussi sur les chambres et le pseudonymat des amants clandestins ? Elle s'aperçoit aussi, en cherchant des yeux ce passage, que la sentinelle samoane n'est plus à son poste au bout du buffet, qui touche presque l'estrade. Ce bouddha du malheur et de la pauvreté reste lui aussi introuvable, et de le voir escamoté tel un souvenir brièvement resurgi, le cœur de Daniela se serre. Et si Max ne revenait plus ? Et s'il avait fui, lui aussi, consterné tout à coup par sa propre témérité, mesurant tout à coup la folie d'un mariage ?