L'attaque des étrons volants

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 34 - L'attaque des étrons volants

Résumé de ce qui précède :
Après une brève absence, Max découvre Daniela sans vie dans un appartement puant et dévasté.

Le pouce du docteur Sénart exerce une pression sur le gros orteil gauche de Daniela, et le cadavre, actionné comme une poupée, ouvre aussitôt les yeux. Les iris fuient vers un coin, puis vers l'autre et la fenêtre, où ils se fixent. Alors les lèvres gercées se décollent progressivement. Il en sort une voix toute fraîche.
— Bonjour mon chéri
tu as fait bon voyage ?
" Vivante ! " crie Max et il se précipite sur elle en écartant son père. Il la bombarde de questions, mais la voix de sa femme ressuscitée devient pâteuse, ses paupières retombent à moitié. Elle bredouille des débuts de phrases, d'où il ressort qu'elle a bien été agressée, humiliée, torturée.

Comme la colère qui enflamme le visage de Max est sans issue, le docteur intervient pour dire qu'il est urgent de la faire hospitaliser, que l'heure n'est pas aux témoignages. À l'intention clamée par Max d'alerter la police il ne répond qu'en l'écartant du dos de la main, et il recommande une clinique de sa connaissance : les Ellébores. Elle se situe à Saint-Mandé, ce qui permet d'y faire des allers-retours quotidiens, et fut fondée par un confrère proche dans l'esprit et dans l'espace, puisque ce psychologue aussi équilibré que fiable exerçait au coin de la rue Braille quand un malencontreux suicide par balle, que Madame Sénart ne manque pas de rappeler à son fils, l'a fauché dans la fleur de l'âge.

Celui-ci demande, sceptique, si l'on ne risque pas d'y trouver la population la plus dense de veuves du pays. Son père concède qu'on y traite surtout des grabataires, mais que pour cette raison même la qualité des soins y est exceptionnelle, notamment dans le domaine qui est le sien — qu'il se garde bien de nommer. Max obtempère et il appelle une ambulance tandis que sa mère couvre d'un drap la nudité nauséabonde de la victime, laquelle est retombée entretemps dans un profond sommeil. Le docteur tient à rencontrer le confrère qui traitera sa bru, et il propose à Max une place dans sa voiture pour suivre l'ambulance.

À la clinique ils sont courtoisement accueillis par celle qui succéda au fondateur, et à qui leur nom de famille n'est pas inconnu. Cette petite femme ronde et très brune se présente comme le médecin chef Claire Maschera, gérontologue de formation. Sa voix basse et mielleuse contraste avec les yeux ardents qu'elle plante dans ceux de Sénart père et ne baisse plus, comme pour prévenir que la jeunesse, chez elle, signifie tout sauf un manque d'assurance.

Remettant à plus tard les formalités d'admission, elle prescrit une douche très chaude et une toilette approfondie avant de mettre la patiente sous perfusion vitaminée, anxiolytique et glucosée. Elle annonce dans la foulée qu'elles s'entretiendront calmement lors de ses visites du soir, et invite beau-père et mari à rentrer rue de Picpus pour ne revenir qu'à l'aube.

De fait, dés le lendemain matin, le même docteur, qui semble ne s'être pas changée, leur annonce en souriant que la patiente a repris connaissance et que son premier examen n'a relevé que des lésions légères : griffures, morsures et contusions. Mais elle diffère la réponse aux questions fébriles de Max sur l'origine de ces blessures. Elle veut d'abord savoir si l'un d'eux a pu voir, la veille, sur quoi s'était serré le poing droit de Daniela. Quasi à l'unisson, et d'un ton agacé, ils lui répondent que non, ils n'ont rien remarqué, puis montrent de nouveaux signes d'impatience. Va-t-on leur expliquer enfin ce qui est arrivé ? Il leur est posément répondu que la patiente a déjà fourni un compte-rendu circonstancié de son agression. Le soupir qui échappe alors à Max exprime autant d'appréhension que de soulagement. Et c'est avec une solennité que le docteur Maschera s'adresse à lui.

— Selon Daniela
vous permettez que je l'appelle par son prénom ?
et que je lise mes notes ?
elle a beaucoup parlé hier soir
donc
les hostilités commencèrent dès le lendemain de votre départ
elle dut d'abord faire face à l'éruption de la poubelle :
alarmée par des bruits de chutes dans la cuisine
elle vit en jaillir des rebuts rigides en forme d'ogives
tandis que les déchets alimentaires crachés pleuvaient
ou coulaient en ruisseaux couleur jus de tabac
dont le caractère vénéneux fut bientôt confirmé
quand elle vit s'ouvrir grand la porte du frigidaire
pour les laisser venir contaminer les produits frais
dont les moins lourds s'éjectèrent et roulèrent dans l'ordure
tandis que la poussière formait un champignon volant
qui lui causa une démangeaison si vive
qu'elle dut arracher ses vêtements
elle voulut contenir la crue en s'armant d'un balai
mais les portes des placards se mirent à applaudir
et la vaisselle s'en déversa dans un fracas assourdissant
elle alla donc se réfugier au salon où elle n'eut que le temps
de reprendre son souffle et de se gratter tout le corps
car les tiroirs se mirent à s'ouvrir si vivement
que la plupart tombèrent en répandant leur contenu
parmi lequel vint serpenter une coulée de boue fétide
en provenance de la cuisine et de la salle de bains
elle avait cru s'en protéger en se perchant sur le sofa
mais un courant d'air se leva comme une tempête
divers menus objets volèrent certains tranchants
couteaux ciseaux ou bris de verre d'autres piquants
stylos clefs ou cure-dents l'égratignèrent
les portes qu'elle claquait se rouvraient illico
de sorte que tout ce qui pendait finissait par prendre son envol
des patères et des cintres les vêtements décrochés
pour rejoindre la fange faisaient du sol un vaste piège
et quand la remontée des eaux usées dans la cuvette
des toilettes donna le signal d'un raid aérien
elle courut dans le vestibule et trébuchant heurta la porte
qu'elle trouva inexplicablement verrouillée du dehors
c'est là que l'atteignit entre les omoplates le premier projectile
un étron aussi dur et lourd et laid qu'un œuf Fabergé je la cite
l'aurait assommée si deux autres plus petits mais pointus
n'avaient immédiatement suivi en éraflant son bras
qui fut bientôt paralysé par le venin elle est en effet convaincue
que les étrons téléguidés étaient aussi empoisonnés
elle décida enfin de tenter sa chance dans la chambre
où elle dut son salut selon ses termes à un miracle
alors qu'elle s'arcboutait contre la porte
que fouettait un souffle fétide
que mitraillaient des billes de crotte
la clef se laissa tourner par deux fois dans la serrure
après l'avoir jetée dessous elle se jeta donc sur le lit
pour n'en plus bouger quatre jours
et quatre nuits.


Claire Maschera relève les yeux de son calepin afin d'observer la mine des deux hommes, qui paraît la satisfaire. Ses sourcils épilés et retracés plus haut lui donnent un air espiègle.

— Je suis curieuse d'avoir l'avis du célèbre docteur Sénart.