Le garçon aux croissants

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 11 - Le garçon aux croissants

Résumé de ce qui précède :
Après avoir volé une petite cuiller, Daniela Tripp se fait aborder par un homme qui lui avait tapé dans l'œil à la fin du premier chapitre.

Réveillée en sursaut de sa méfiance, la voilà curieuse de tout ce qu'il peut dire. Comme elle sait qu'il n'est pas de meilleur moyen de plaire à la plupart des hommes que de les faire parler d'eux-mêmes, elle se lance.

— Vous avez dit un métier
où l'on a toujours besoin d'histoires nouvelles
c'est ça ?
essayons de deviner.
— Facile.
— Vous racontez des histoires drôles
des histoires d'idiotes qui croient voler un bibelot
et qui risquent une syncope pour un bout de plastique
comique.
— Non hélas
je ne suis pas un comique.
— Alors je ne vois que journaliste.
— Mais non.
— Ne dites pas que vous êtes écrivain
je ne pourrais pas m'empêcher de rire.
— Pas du tout écrivain.
— Je sèche.
— Vous me décevez
vous ne voyez pas le plus évident
vous n'êtes pas dans votre assiette.
— Je vous ai dit qu'en histoires je n'y connais rien.
— Voyons
mais je m'occupe tout simplement
d'histoires à raconter
de scénarios
mais du côté production attention
j'invente rien.
(Elle le regarde froidement, atterrée par la nouvelle qu'il est une espèce d'homme d'affaires, mais fascinée à l'idée d'un goût si opposé au sien.)
— Le cinéma
j'oubliais le cinéma.
— Le cinéma les jeux les séries
mais surtout la télé
tout ce qu'on appelle « la fiction »
qui est partout.
— La fiction
vous êtes l'un de ces bons génies qui font rêver les gens.
— Je m'occupe surtout du côté administratif.
— Ah.
(Elle fronce les sourcils, résolue à prêter coûte que coûte attention à la suite. Il la toise.)
— Parlons plutôt de vous
ce goût pour les couverts.
— La production audiovisuelle
c'est beaucoup plus intéressant.
(Les yeux de l'homme changent de focale.)
— En réalité pas tellement
rendez-vous réunions rapports
je n'ai pas fait la liste des industries
qui font appel à nos services
seulement pour faire l'important
c'est pour dire que notre point de vue est avant tout
quantitatif
toute cette fiction multimédia
il faut l'alimenter sans cesse vous comprenez
lui donner de quoi se renouveler
je reçois des dizaines d'histoires tous les jours
je les trie je les annote je demande des corrections
je les adresse aux divers secteurs selon les besoins des clients
un trafic permanent de fichiers joints
de synopsis
de commentaires.

Elle s'assoupit déjà, bercée par les mille et une feuilles de scénarios qu'elle voit se balancer autour de Max. Elle remarque une fourmi qui traverse la table au pas de course. Elle fuit avec elle au-delà de l'horizon circulaire, sous le cerclage de la table qui bâille mais contient la progression de son désert de marbre. Voici qu'une deuxième, puis une troisième apparaissent comme par génération spontanée. D'où sortent-elles ? Où rentrent-elles ? Le garçon de café la tire de sa rêverie, et quand Max s'interrompt elle se prend à regretter d'avoir accepté ce verre. L'abord plaisant de ce petit monsieur l'aurait-elle trompée, cachant un raseur prétentieux, un rond de cuir bavard ? Il lui sourit à l'énoncé de sa commande : une noisette avec un petit pot de lait à part et un sucre supplémentaire. Mais il continue de tracer son chemin de salive.

— Forcément face à la demande
j'ai dû bricoler mon petit système
pour juger si une histoire est vendeuse
il vaut mieux disposer de critères objectifs
fondés sur l'expérience.
(Elle hausse les sourcils.)
— Objectifs ?
fondés sur l'expérience que vous avez
des histoires qui ne sont pas les vôtres ?
là vous parlez vraiment chinois
et vous dites que ma petite blague dans la boutique
satisfait vos
critères ?
de plus en plus étrange.

En fait, elle pense moins à ce qu'il dit qu'à ce qu'il est. C'est Max lui-même qui lui paraît étrange, d'une étrangeté que sa conversation précise, mais ne dissipe en rien. Elle essaie de superposer son souvenir du dimanche et sa vision présente. Il est assez étrange qu'elle ne l'ait pas remis plus tôt. Elle compare la beauté muette et torpide qui l'avait frappée dans ce tableau instantané – Le Jeune Homme aux Croissants – à la physionomie mobile, expressive jusqu'à la grimace, inséparable désormais d'un lourd accompagnement vocal. Comme un mannequin dont le charme s'effondre au premier son qu'émet sa bouche, Maxime saccage l'image à laquelle il se résumait pour elle. Ses traits sont trop changeants et sa voix module trop. Ses propos à la fois banals et précieux, dont elle ne saurait dire s'il y tient ou les tient par commodité, pour lancer vers elle un pont gracieux à travers le silence, opèrent un brouillage supplémentaire. L'ambiguïté de l'impression s'attache tour à tour au visage, à la voix, et à leur désaccord sensible, comme s'il y avait deux Max légèrement désynchronisés. Un Maxime audio et un Max vidéo se courent après, s'entrechoquent et retombent séparés. Absorbé momentanément par le Max vidéo, elle manque les premiers mots du Maxime audio.

— simple et sans prétention
une histoire qui marche se raconte aisément
cette limite est tout ce qu'il y a de plus concret
le domaine du racontable est très étroit
je suis payé pour le savoir
les événements qu'il contient
doivent se suivre bien docilement
comme des wagons aimantés
il faut qu'on puisse les suivre en parallèle
avec un défilement régulier de mots et d'images
comme une voiture lancée à la poursuite d'un train.
— Mais le tgv par exemple
c'est d'un ennui mortel.
— Le tgv ?
ah oui je vois
un train d'événements ne suffit pas
vous avez tout à fait raison
il faut aussi qu'il ait l'air de sortir de l'ordinaire
je dis bien qu'il ait l'air
feindre la nouveauté c'est le sport des marchands
« il s'est passé un truc fou »
voilà notre « il était une fois »
écoutez les petits enfants
comme ils racontent
remplis d'exaltation
des faits qui nous paraissent insignifiants
le gel de l'ordinaire n'a pas encore pris dans leur tête
ils ne sont pas encore tombés dans l'éternullité quotidienne.

Le regard de Daniela sur lui s'est contracté, mais c'est l'oreille qu'elle tend. Elle cherche à entendre de ses yeux, ou à cerner par l'ouï une singularité qui l'intrigue, à mettre fin au chatouillement d'un nom propre sur le bout de la langue. Car il n'y a pas de nom commun pour cette réunion de traits, de qualités qu'elle supposait incompatibles. Elle peut pourtant les distinguer musicalement, par leur hauteur dans la dissonante harmonie qui donne son ton à la voix. Il y a une assurance presque bouffonne dans l'attaque des phrases, qui souvent commencent comme un rire. Il y a ce sérieux dans l'explication, comme s'il devait se convaincre à nouveau lui-même de ses dires. Et cette concentration, les yeux sur le lointain, oublieuse du reste du monde, interlocutrice comprise.

Mais il y a aussi – qui la désarçonne – la nonchalance, la légèreté de qui n'accorde à ses pensées pas plus que le prix qu'elles méritent. Des mimiques joyeuses tellement brèves qu'elles passent dans le subliminal. Un souffle qui suspend. Des « hm » et des sourires inopinés qui disent que tout ça n'a que peu d'importance, vous prennent à témoin de la vanité, la relativité de tout ce dont on parle, de tout ce qu'on affirme, qu'on ne croit qu'à moitié. Et dans la gaieté, sans hauteur. Se pourrait-il qu'il soit tout simplement content d'être assis en face d'elle ? Ou qu'il aime follement parler ? Et s'il ne s'arrêtait jamais ? Quelle qu'en soit l'origine, le plaisir qui teinte les phrases de Max empêche Daniela de lire leur profondeur sur l'échelle du sérieux. Elle serait incapable de dire, par exemple, s'il est heureux et fier du métier qu'il exerce, ou s'il le méprise et s'en moque. S'il croit en l'intérêt de sa méthode personnelle pour trier les histoires, ou si elle se réduit pour lui à une technique de drague. Elle donne sa langue au chat. Elle le relance.

— Les enfants surprennent aussi
par des histoires dont les héros sont des choses
des objets des animaux
des plantes.
— Oui c'est très juste
voilà un contre-exemple instructif
il en faudra des années scolaires
pour les convaincre que dans une bonne histoire
la cause agissante doit être dans les faits et gestes humains
pour leur faire accepter qu'une immense part de l'univers
une immense part du temps
de la vie amoureuse des insectes à la dérive des continents
soit délibérément écartée par les récits
qui leur seront proposés tout le reste de leur vie
en réalité c'est même pire
la plupart de nos histoires sont cantonnées
au microcosme d'une seule génération
une bonne part s'arrête même bêtement
au temps présent.
— Vous aimez les histoires d'insectes ?
on peut trouver ce point de vue humain
paresseux ou médiocre
mais on peut le comprendre
comment raconter sur une autre échelle
que celle d'une petite vie ?
je pose la question à l'expert
est-ce qu'une vie n'a pas son immensité
après tout ?
on peut difficilement écrire « la banquise fondit à cinq heures ».
— C'est bien l'avis de mes employeurs
il vous diront même
que pour avoir de bonnes chances de le captiver
ce public de bipèdes
il vaut mieux lui montrer un alter ego
un qui peut être lui
et qui se retrouve à la fin
trans-for-mé
la bonne histoire opère la réforme du héros
elle approfondit sa nature
le voici plus mûr plus humain
élégamment marqué par la souffrance
voici qu'il a compris l'essentiel
le voici converti à la vraie foi
en paix avec lui-même
sauvé guéri de ses névroses
remis dans le droit chemin
rendu plus sensible aux malheurs d'autrui
plus prudent dans ses jugements
plus souple dans ses actes
plus sage
la fable a pris un raccourci pour devancer la vie
et dans ce raccourci l'impossible a eu lieu
la métensomatose
une âme régénérée
embusquée au dernier tournant
n'attendait que ce corps meurtri
pour venir l'habiter.
— Attention monsieur Maxime
vous déclamez
un corps meurtri ?
meurtri par quoi ?
— Eh bien par tout ce que vous voudrez
un harpon ou un camouflet
une déception sentimentale
mais en tout cas il faut
c'est la condition décisive
un conflit majeur
il faut que se dépensent des forces
que se perdent des plumes
le ressort maître d'une bonne histoire
se tend entre quelqu'un qui désire quelque chose
ce quelque chose
et l'obstacle
sans lequel ça tournerait court.
— Par exemple.
— Par exemple
une jolie femme qui veut une petite cuiller
la petite cuiller
et moi.