Vie et mœurs des objets

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 30 - Vie et mœurs des objets

Résumé de ce qui précède :
Maintenant qu'un mari l'entretient, Daniela se consacre, au mépris des convenances modernes, à l'entretien de l'appartement.

Il se trouve que l'installation pose un problème intéressant, qui stimule l'intelligence pratique de Daniela : le deux-pièces est trop exigu pour les affaires de Max, dont l'emboîtement relève de la prestidigitation. Or, ce qu'une bonne ménagère de moins de trente ans ménage et gère, ce sont avant tout les objets. Chaque chose à sa place : tel est le premier commandement. Au-delà du nettoyage, c'est sur leur réassemblage rationnel et leur rapatriement quotidien qu'elle doit se pencher ; c'est sur l'ensemble de leur population faussement paisible qu'elle doit veiller. Encore la surveillance n'est-elle qu'une moitié de la tâche. Pour assurer la circulation des denrées organiques indispensables à la survie, elle doit faire preuve d'imagination chaque matin, dans le labyrinthe du supermarché comme devant l'étal – par définition changeant – du marchand des quatre saisons. Elle s'y emploie sans rechigner jour après jour, car le ménage les remplit si bien que les courses constituent bientôt son unique sortie.

Un Idéal du Gouvernement des Objets guide chacun de ses petits gestes. Elle compte l'atteindre par un soin, un entretien dont elle aura vite fait le tour. Mais il comporte aussi une part de réforme : des tris, des réaménagements, des simplifications, des améliorations en matière de confort, de commodité ou d'économie. À peine a-t-elle accompli un progrès que deux ou trois urgences pratiques lui apparaissent, et leur liste se déroule sans qu'elle en voie la fin. À cet idéal, moins proche qu'il ne lui a paru d'abord, s'en adjoint vite un autre, plus modeste mais guère plus accessible : l'Idéal de l'Approvisionnement des Choses.
Que faut-il acquérir, que faut-il introduire ?
Où passe la frontière entre l'outil et le gadget ?
Entre l'équipement et l'accumulation ?
Quels corps étrangers seront-ils assimilés sans effets nocifs sur l'intérieur ?
Combien de temps la nourriture peut-elle attendre sans dommage d'être ingérée, séparée de la part maudite que l'on chassera en descendant le sac poubelle et en tirant la chasse ?

Plus elle range, plus elle lave, plus elle pourvoie, et plus elle doute. Une première semaine d'affairement la laisse perplexe. En ferait-elle trop ? À voir l'absence de réaction chez Max, qui paraît ne rien remarquer, elle dirait plutôt qu'elle n'en fait pas assez. C'est à peine s'il distingue le lit fait du soir de celui défait du matin, et il ne s'étonne même pas de trouver à présent chacune de ses affaires en place, de n'avoir plus rien à chercher, ni quasiment plus rien à faire dès qu'il franchit le seuil. L'ensemble de l'appartement est un spectacle qu'elle lui offre, répété toute la journée, et il ne le voit pas. Tout lui semble normal, il n'imagine même pas la somme astronomique de gestes qu'elle a dû accomplir pour qu'il en soit ainsi. A-t-il trois générations de retard ? Ou bien est-il aveugle de naissance au désordre et à la poussière ? Sans doute la perfection du ménage est-elle encore loin. Mais où faut-il s'arrêter dans le soin ?

Peut-on trop soigner quelque chose ou quelqu'un ?
Le soigner à mort ?
L'asepsie n'est sans doute pas réalisable à domicile, mais doit-on tendre vers elle ?
Une allergie aux poils justifie-t-elle qu'on rêve d'un monde glabre ou à défaut, d'une Terre tondue ?
Les objets sont-ils jamais vraiment domestiqués ?
Peut-on vraiment compter sur eux ?
Les faire tout à fait siens ?
Elle se demande combien d'ustensiles un animal doit avoir à sa disposition pour se sentir humain. Un ermite se contente d'une dizaine. Au-delà, les objets développent, par encouragement mutuel, une activité aussi intense que secrète, et dans un but obscur. Elle hésite à nommer la menace.
Les choses veulent-elles vous engluer ?
Vous faire perdre votre temps, votre vie ?
Vous endormir et vous changer vous-même en chose ?

Elle décèle progressivement, en lisière du troupeau, une agitation débordante et potentiellement destructrice. Leur manque d'initiative notoire les a longtemps protégées de son soupçon. Cette règle a des exceptions. Dans sa vie de célibataire, elle possèdait un grille-pain privé d'interrupteur, qui n‘était commandé que par un faux contact. Elle était parfois réveillée délicieusement par une odeur de tartine au milieu de la nuit. Ce n'étaient que des miettes sous la dent du grille-pain somnambule.
Les télécommandes ont des fantaisies.
Chez l'ordinateur, qu'elle préfère laisser à Maxime, l'espièglerie va souvent jusqu'à la cruauté.
Les réseaux de communication sont pleins de surprises.
Mais ces incidents isolés n'avaient pas, jusque-là, entamé sa confiance. Il a fallu le point de vue du ménage pour qu'elle saisisse la nature profonde de l'activité des objets.

Certes, ils se déplacent rarement en toute autonomie. Mais la moindre occasion leur est bonne pour paraître céder à plus fort qu'eux.
Billes et pièces roulent sur des distances considérables.
Les portes claquent, et plus encore les fenêtres, au moindre courant d'air.
Sur le dos de ses frères superposés, le manteau de Max glisse de la patère, au moment le plus incongru, pour aller se recroqueviller dans le porte-parapluie.
La serviette l'imite dans la salle de bains et, dans le bureau que partagent les époux, la feuille de papier sur sa rame qui prolonge sa chute en une parabole suivie d‘un long rase-mottes.
Il est rare que le sommet d'une pile de pulls ou de revues dégringole sans que la moitié suive.
L'eau veut tellement goutter qu'elle n'épargne aucun joint mal serré, aucune fente.
Un après-midi calme, sans le moindre séisme, Daniela entend distinctement un verre à pied tomber au fond de l‘armoire close. Elle frissonne ("un poltergeist !").

Comme si leur mauvaise volonté foncière ne suffisait pas, il y a le renouvellement accéléré, par le grand marché des objets, de tout ce qu'on ne garde pas jalousement par devers soi. Il y a cette incessante substitution qui multiplie les étrangetés. Il est normal que Daniela soit moins que Maxime attachée sentimentalement aux vieilles affaires qu'il a ramenées. Mais elle ne parvient pas non plus à se rendre familières leurs acquisitions récentes. Les choses de leur vie quotidienne
électro-ménager
habillement
couverts et plats
draps et taies
plats cuisinés sous vide
journaux
ne se départissent plus pour elle d'un air de nouveaux arrivants bizarres, et qui ne resteront pas longtemps. On n'a pas le temps de se faire à l'un d'eux, ou de le faire à soi, qu'il est jeté et remplacé. On ne répare plus rien. À défaut de ses vieux outils de relieuse, qu'elle s'est empressée de descendre à la cave, son ancien métier apparaît comme le vestige d'une communauté révolue avec les objets. Désormais ils vont demeurer, le temps de leur courte vie, extérieurs à leur usage, étrangers à leurs usagère. Ils ne prennent déjà plus les odeurs, ils gardent celle du neuf. Même les plus élaborés, les plus chers, comme les téléphones portables, sont des compagnons éphémères. Qu'ils soient complexes et fragiles comme l'ordinateur, ou encombrants comme la voiture qu'ils achèteront peut-être, il n'y aura plus pour eux d'acclimatation véritable, plus d'intimité, seulement une brève cohabitation contractuelle.

Néanmoins, aprés deux bonnes semaines de ménage, elle atteint miraculeusement, et plusieurs jours de suite, un semblant d'équilibre. Ses gestes s'enchaînent, dès le lever, avec sûreté. Ils sont souples, économes, pour dresser la table et la débarrasser, aérer le lit, puis le faire, retracer les stations de Maxime afin de ramasser, puis replacer ce qu'il y a laissé, brancher l'aspirateur. Elle n'entend plus son bruit, elle fait couple avec lui comme dans une comédie musicale, mais il est silencieux le pas de deux qu'elle prolonge avec une éponge, une serpillière, du linge, de la vaisselle et des sacs de courses, des chiffons et des sacs poubelle, jusqu'à la fin de l'après-midi.

Alors, elle repasse dans la chambre et dans le salon, dans la salle de bains et dans la cuisine, elle y allume les lumières, et elle constate que tout y est propre à l'emploi.
L'expression ne rend pas justice à la merveille qui l'éblouit, à cette beauté quasi imperceptible où se trouvent réunis à leur summum la disponibilité, la simplicité, la propreté, la discrétion, le bon état de marche. La perfection est-elle donc à portée de main, chez soi -- comme est l'orgasme ?

-- Mon idéal de transition
ma proxémie mimi
mon île flottante
qui me parles, m'inquiètes
menaces, reflètes
tu dois rendre l'accueil
de l'étranger possible et doux
alors pourquoi tant de petites trahisons
ô ma menue propriété
dès que je tourne le dos ?