Ménagère de moins de trente ans

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 29 - Ménagère de moins de trente ans

Résumé de ce qui précède :
Au terme d'une soirée pénible, l'appartement du couple Daniela-Max est vendu à un obscur "fonds".

Daniela s'emploie désormais à faire reluire le cadre de sa vie. On dirait que le pataquès en chaîne du cocktail Noctinvest a tendu les liens affectifs avec son intérieur. Moins que le changement de propriétaire, c'est le ménage herculéen du lendemain, terminé dans une frénésie gaie juste avant le retour de Max, qui lui inspire – enfin – une vocation. Assurée par l'intervention de son mari et de bienfaiteurs anonymes contre les risques d'expropriation, froissée par les remarques désobligeantes des intrus sur son logis, révoltée par la porcherie en quoi ils l'ont changé, elle se donne pour tâche de tirer le meilleur parti de l'espace et de tout ce qui l'emplit, qu'elle a laissé entrer avec Max sans opposer de résistance. N'est-ce pas là, raisonne-t-elle, l'infrastructure de leur bonheur ? Elle a encore l'âge et – peut-être – l'énergie de devenir une ménagère de moins de trente ans. Faute d'une mission plus prestigieuse, elle trouve cet emploi drôle et noble, pourvu qu'il reste provisoire. C'est bien le parfait antidote au marasme de sa vie d'avant, de son célibat ascétautarcique.

Elle sourit en reconnaissant combien leur situation objective favorise une répartition des tâches conforme aux conventions sociales d'un autre temps, presque d'un autre monde. Certes, leur mariage fut d'amour et non d'intérêt ; leur installation à proximité de la belle-famille ne fut que le fruit du hasard ; l'abandon du métier de relieuse fut volontaire et rationnel, libérant un espace précieux. Reste que l'accord tacite passé entre les jeunes époux ressemble à s'y méprendre aux vieux système patriarcal. Daniela sourit de la coïncidence. Quoi de plus téméraire, de plus libre que de piétiner l'idéal moderne du couple, symétrique et délié ? Elle aime la discrète excentricité d'un choix peu prisé par l'époque. Notre amour, se dit-elle, plane à cent lieues au-dessus des nouveaux comme des vieux clichés.

Il est donc entendu que Max pourvoira par son salaire à leurs besoins, et qu'elle fera le reste. Mais l'étendue de ce reste est indéfinie, reste dangereusement soumise à interprétation. L'idée même de ménage n'est modeste qu'en apparence : elle a pour Daniela tout le prestige d'une idée neuve. Non qu'elle ait jusque-là manqué d'hygiène. Plutôt soigneuse, plutôt soignée, quand elle y vivait seule elle maintenait l'appartement dans un semblant d'ordre et une propreté de surface. Mais le nettoyer, le nettoyer de fond en comble lui donne un avant-goût prometteur de sa nouvelle carrière.

Elle en redécouvre le même jour les joies diverses –
la joie rinçante et l'aspirante
la décapante et l'aspergeante
la récurante et la cirante
la balayante et l'essorante.
L'aérante surtout, joie majeure, qui jusque-là se confondait avec l'acte intime de la vie, son souffle. Elle aimait déjà l'air et l'eau, et dans l'air le renouvellement – la légèreté bien sûr, la transparence, le soucis de ne pas faire obstacle, d'agir avec la discrétion d'une couverture purement thermique, mais d'abord ce don de passer, d'entrer, circuler, ressortir. Seulement elle ne se représentait l'air qu'en ciel, précipité dans l'écran bleu, fragile comme une peau, qu'oppose l'univers vide à nos projections de fantômes. Ses courants ne l'intéressaient qu'en altitude, où leurs caresses façonnent dans les volées de gouttes des formes à un seul exemplaire et à transformation rapide. Voici que l'air environnant devient son allié dans la lutte contre le moisi, l'infecté, le recuit et le renfermé.

L'air froid, l'air sec du dehors est le bienvenu pour dissiper l'équivalent chimique de la délectation morose, à savoir la macération. Dans la moiteur qui se maintient autour des corps
entre les draps
sous la couverture, l'oreiller
dans les placards
entre les serviettes de la salle de bains
dans le four
sur la cuisinière
sur les reliefs de repas et la vaisselle sale
et même dans le bac à légumes tiédasse du frigidaire
l'ennemi guette.
Il compte ses troupes, s'autoféconde comme on se réinfecte, et germe. Il essaime et fait paître un troupeau bactérien, puis, quand sa progéniture prolifère, il l'élève en batteries. Il faut le combattre tant qu'il en est encore temps. Bientôt rien ne pourra plus l'arrêter.
Pullulement de baciles tueurs
transhumance de meutes microbiennes
explosions de gousses virales
dispersion de poussière vivante
mycose faisant tache d'huile
acariens bondissants
vermine.

Le goût pour la répération, le soin, qui l'a conduite au choix malheureux du métier de relieuse, l'a rendue tôt sensible au thème écolo-sanitaire. À présent qu'elle a décidé de substituer à sa chienne de vie une hygiène du même nom, elle n'hésite pas à s'informer des règles en vigueur à l'échelle du micron, et des limites de l'aseptie. Elle en retient que le pompon du cracra revient moins, dans un logement urbain, à la cuvette des chiottes qu'au bouquet de violettes ou d'iris ou de roses en majesté sur le buffet, au pied duquel une eau croupit en toute impunité pour le bonheur de la plus sournoise créature des marais, la plus coriace des bactéries. Aussi Daniela prend-elle les devants
siphone-t-elle les eaux stagnantes
ventile-t-elle en secouant les fenêtres comme des soufflets
lave-t-elle à grande eau le parquet comme le pont d'un navire
aspire-t-elle
expire-t-elle
souffle-t-elle enfin.

Après trois heures, c'est net et froid et clair, presque sans reste. Quelques litres de crasse ne perdent rien pour attendre qu'elle noue le cordon et confie le sac opaque aux éboueurs. Pour le moment, elle tend le câble de métal qui retient la poubelle encastrée sous le lavabo de la cuisine lorsque celle-ci bascule pour bâiller comme un antique tout-à-l'égoût. Et puis elle en admire le mécanisme, cérémonieusement tire et pousse la poignée, ouvert, fermé, ouvert, fermé, une fois, dix fois, l'esprit libre, dégagé comme le ciel aprés une tempête. Désormais, je penserai à tout, pense-t-elle, pour ne plus rien penser. Si je fais sans cesse le ménage, je ne me demanderai plus ce que je fais ici. Dans chacun de ces gestes simples et d'une utilité visible – jeter un emballage, plier un vêtement – je serai tout à fait présente. Je vais me dédier corps et âme à la manutention.