Toujours rien

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 2 - Toujours rien

Résumé de ce qui précède :
Une certaine Daniela s'ennuie. Si elle voit un homme qui lui plaît, il est pris.

Dimanche soir elle se trouve en position de réfléchir. Tandis que le crissement de son talon nu sur l'émail résonne dans la baignoire vide, un coup d'œil par-dessus l'épaule à la glace qui occupe toute la largeur du mur confirme l'existence de son derrière. Elle a trop peu d'occasions de le voir pour se féliciter de sa forme. Ses furtives apparitions, dans un ascenseur, une vitrine, laissent l'image d'un fantôme rebondi de trois quarts, d'un astre éclos pour aussitôt s'évanouir, d'une bulle qui éclate. Jamais elle ne le voit comme il faudrait, la torsion de la nuque faisant cambrer la hanche, ce qui donne un cul vacillant, qu'elle juge sans personnalité. Qui s'intéresserait à elle ? Personne ne s'intéresse à moi, dit-elle comme on répète pour le mémoriser un code confidentiel. Elle s'assied sur le fond glacé de la cuve, appuie la tempe gauche sur son genou droit, et regarde le robinet à travers ses mèches en désordre, le menton appuyé sur ses avant-bras, croisés à cause du froid.

— Nul ne me voit nul ne m'entend
personne qui sache où je suis
et presque personne
que je suis.

Il arrive que l'image que l'on a de soi, au contact des autres, déteigne sur eux comme un fond de teint. Or, Daniela en possède une assez piteuse pour aveugler les passants mâles, qui se retournent sur elle moins que sur d'autres. Ils ont doublement tort. Primo, il est déloyal de se retourner sur une femme, pense-t-elle comme un défi. Secondo, ce réflexe animal, qui se paye souvent d'une grosse déception, opère parfois, tandis que Daniela s'éloigne, le salut de sa silhouette et la conversion de celui qui la regarde passer. Car elle sait que derrière sa mine déconfite il y a un dos solaire. Quelque beauté qu'on lui trouve, elle sent bien qu'elle n'est pas frontale. Qu'on y accède au deuxième regard, en négligeant une attitude, une expression pas très heureuses, en franchissant ou contournant un obstacle qu'elle y a mis à son insu. Il faut choisir un point de vue. Elle a notamment remarqué que, sous ses vêtements passe-partout, elle tape dans l'œil de filles aimant les filles plus souvent que dans l'œil des hommes partageant ce goût. Pourquoi ? Mystère pour elle.

La plante de ses pieds — et ces fesses qu'elle ne connaît pas mieux — adhèrent comme des lèvres à de la porcelaine. Elle se plie en deux pour atteindre le mélangeur et tenter d'obtenir une température humaine. La plomberie sclérosée, l'émail écaillé découvrant des croûtes de fonte, la cuvette des toilettes, collée à la baignoire de sorte qu'elle a le nez dessus, lui rappellent sa mauvaise fortune. Au moins l'eau est-elle impeccable quand elle lui éclabousse les jambes puis la borde progressivement, cernant ses chevilles, ses hanches, enfin ses seins. Même lorsqu'elle frissonne de froid, certains matins d'octobre où le chauffage central n'est pas encore en route, Daniela met un point d'honneur à s'asseoir dans la baignoire avant de commencer à la remplir, de même qu'elle la vide entièrement, quitte à se rincer à la douche, avant de s'en extraire. Il faut que l'eau vienne à elle, et que l'eau la quitte. C'est ainsi qu'elle se sent lavée vraiment de quelque chose, libérée, restaurée : traversant immobile un fleuve ou mieux, traversée par un flux.

Trempé, son corps devient ami, finalement ne lui déplaît pas, elle n'a plus d'opinion sur lui, ni sur rien. La chaleur montant avec l'eau, irradiant son visage où la vapeur fait éclore des gouttelettes qui se rejoignent le long de son cou, elle conçoit même, dans l'attendrissement de sa chair, qu'elle ne soit pas plus repoussante qu'une autre, du moins aux yeux d'une autre femme. Elle se laisse tiédir jusque dans ses replis, s'identifie vaguement à ce regard féminin tendre qui la réconcilie avec la juge du miroir, opportunément voilé par la buée, et la voici dans un état propice à la masturbation. De fait, celle-ci partage pour elle avec le bain et quelques autres — manger du chocolat, fumer — le titre prestigieux de plaisir fiable en toute circonstance. Quand la détresse affleure, il lui arrive même de fumer dans le bain bouillant où elle se caresse en croquant une tablette.

Ce soir un souci la retient, celui du peu d'attrait qu'elle exerce, croit-elle, sur la gens masculine. Quand, dans la solitude, elle imagine qu'on la regarde, cet « on » a le plus souvent le visage d'un homme attirant qu'elle a rencontré, désiré, mais échoué à séduire. « On » accueille le souvenir de tel ou tel qui l'a traitée par le mépris. Récent ou très ancien, ce fantôme a toute la netteté, tout le piqué de la douleur. S'il la voyait ainsi, le bel indifférent, s'il la voyait maintenant, telle quelle dans son intimité, l'aimerait-il davantage ? Ce soir c'est le coup d'œil du Jeune Homme aux Croissants qui revient pour la tourmenter — la morgue myope avec laquelle il a glissé sur elle. Certes, elle l'a très peu vu. Elle n'est même pas certaine qu'elle le reconnaîtrait sans les viennoiseries, la tignasse en pétard, la chemise froissée de lève-tard. Mais il avait, à vue de nez, tout de l'homme sœur, de l'amant rêvé transformable en compagnon post coitum, clic-clac, sur un lit qui se ferait fauteuil du genre « conversation ». Tout en savonnant ses aisselles, elle voit dans le désintérêt du bellâtre une preuve nouvelle de sa nullité propre. Il faut qu'elle se fasse à l'idée de vivre et de vieillir et de mourir un jour en célibataire endurcie.

Force lui est de constater, pourtant, qu'elle a fini par plaire à des garçons qu'elle a aimés. Ils ont bien dû trouver un angle sous lequel la trouver jolie. La plupart ont vanté son verso, qu'elle n'a pas vu, n'ayant jamais attiré l'œil d'une caméra. Un beau dos, un bon dos. Évidemment cet angle ne sera jamais le sien, qui la plupart du temps ne laisse guère entrer que deux pieds, dans l'anonymat de chaussures informes, et deux mains d'ouvrière. Daniela regarde les cals et la corne de ses mains, jaune clair, gonflés d'eau chaude. Elle les ouvre vers elle, approche les paumes de son visage. Elle examine les bosses professionnelles à la naissance de l'index et du majeur, où chaque film de son épiderme s'est imbibé, puis la peau de ses doigts, râpeuse en temps normal comme un biscuit à la cuiller, maintenant délitée, dentelée sur le pourtour des ongles, qu'elle ronge consciencieusement depuis l'âge de douze ans.

Elle songe à ce travail qui l'enlaidit maintenant qu'il n'est plus gratifiant. Adolescente rétive et pressée d'employer son corps, elle n'a pas fait d'études. Elle se savait bricoleuse née, et d'une intelligence inquiète de fille unique à mère unique. La solitude fut pour elle un précepteur en apparence accommodant et en fait implacable. Elle n'a pas ménagé sa peine pour rendre à toute chose l'aspect qu'elles est censée avoir. Dans ses plus lointains souvenirs elle remonte un jouet ou se pique le doigt avec une aiguille. La mécanique aurait pu assouvir sa passion de sauver, préserver, réparer, redémarrer. Mais l'écrasante majorité des garçons autour des moteurs — et leur brusquerie de garçons — l'en ont éloignée. La restauration de tableaux ou de statues, de tradition plus féminine, supposait une formation longue. Alors elle est passée de stage en stage chez un tapissier, un cordonnier, un couturier, confiant son sort aux Parques capricieuses d'une agence d'intérim.

Un remplacement dans un standard d'assistance technique, où s'est déclarée l'allergie au téléphone dont elle souffre toujours, l'a convaincue de se spécialiser. Elle s'était réjouie d'entendre des voix d'ailleurs, de s'adonner à cette contemplation sonore où elle trouve, depuis l'enfance, le plus doux des repos. Elle avait seulement négligé la nécessité de répondre. L'obligation de parler, comme celle de lire, est une épreuve redoutable. Une extinction de voix, effet de l'exaspération et de l'insomnie conjuguées, lui a permis de rendre son harnais —écouteurs et micro. Puis, une dernière mésaventure, au service d'un antiquaire faussaire, l'a décidée à se mettre coûte que coûte à son compte.

Elle s'est ainsi rabattue sur la reliure, qui a l'avantage de pouvoir se pratiquer seule dans un atelier de la taille d'un bureau. Elle exerce à son domicile et survit, depuis deux ans maintenant, des travaux confiés par une vieillotte bibliothèque d'arrondissement et quelques taupes bibliophiles. Par la fenêtre sans rideau ses vis-à-vis la voient presque immobile à toute heure du jour, in locullo cum libello : dans un petit coin, pliée sur un petit livre qu'elle soumet à de petites transformations. Elle lit très peu des ouvrages qui passent entre ses mains ? albums pour enfants et romans jaunis ; elle en achète rarement. La part d'elle-même qu'elle connaît le mieux, ces mains qui se baladent constamment dans son champ de vision, sont fortes et calleuses, toujours tachées, souvent blessées. Même dans l'égarement du désir, aucun de ses amants n'a songé à la complimenter pour elles.

Elle les replonge dans l'eau, que le savon liquide a rendue presque opaque, et continue son inspection. Ses chevilles, ses orteils ont été chantés ; ils ont été cajolés. Ses pieds, son dos. Est-ce à dire qu'elle ne plaît que par sa face B ? Non. Ses seins ont plusieurs bonnets de retard sur l'heure du silicone, mais se montrent extrêmement sensibles. Les hommes couchés sur elle ne cessent de scruter son visage et de fouiller ses yeux. Donc ils y voient quelque chose. Les traits et les contours n'ont pas à être beaux en soi, raisonne-t-elle ; c'est la répartition des volumes qui compte. Encore en faut-il, du volume. Or, chez elle, l'idéal mince contemporain s'entrouvre sur le paysage funèbre de la maigreur. Elle se tâte vite et fort comme un fruit qui n'a pas l'air mûr. Ses épaules, son bassin pointent leurs cornes. Ses cuisses ont l'air peintes d'un seul long coup de brosse. Maigrichonne, voilà son genre, qu'on aime ou pas. Elle s'immerge entièrement sauf le nez, ferme les yeux. L'eau chaude la dilate, elle se sent du volume. Le son sous-marin la repose, mais l'eau n'amortit pas seulement les bruits ; toutes les sensations, les idées, y sont plus feutrées. Hélas, on y étouffe, et il suffit qu'un peu d'eau savonneuse se faufile dans sa narine pour que Daniela émerge d'un coup, rassasiée de silence, heureuse de pouvoir décacheter ses paupières et ses lèvres. Voilà pour la minute amniotique, pense-t-elle. Elle sourit en songeant que le ventre de sa mère, du moins telle qu'elle l'a connue, pouvait difficilement rivaliser avec le confort de son bain. Soudain l'eau paraît froide. Elle tire sur la chaînette du clapet, puis, tandis que descend la marée de ses eaux usées, son esprit erre dans un paysage de banquise, en quête de pensées agréables.

Quand la dernière gorgée d'eau tiède gargouille dans le siphon et la laisse échouée sur l'émail, lequel se remet à couiner au moindre mouvement, elle se hisse vivement et fait un quart de tour pour essayer une seconde fois de voir à quoi son cul ressemble. Il ne ressemble toujours à rien. C'est sur lui, néanmoins, qu'elle doit compter pour plaire et doit suspendre son jugement comme un astronome d'avant la conquête spatiale sur la face cachée de la Lune. Ses autres atouts éventuels n'ont pas vaincu son scepticisme. Elle a appris à parier sur leur existence, à se mettre un peu en valeur en tirant la leçon des commentaires sur sa tenue ou sa coiffure, mais les ruses cosmétiques et vestimentaires dont elle use à l'occasion ne lui sont toujours pas devenues naturelles. Leur effet n'est d'ailleurs jamais concluant, et quand elle croit le constater dans le regard d'un homme il la met mal à l'aise, car elle y lit la promesse d'une déception. C'est à son cul — ses fesses, pour qui l'aime divisé —, à cette face à jamais étrangère, à ce derrière qui englobe une broussaille fleurie de muqueuses, c'est à ce sexe vu de dos lisse et souriant que furent adressées les déclarations les plus senties. Effets secondaires du rut ? Pas seulement. Plusieurs mois après la rupture, elle reçoit encore des sms du dernier ex, au futur antérieur, sur ce qu'« aura été » pour lui son postérieur. Elle en tire une certaine fierté, incrédule et mêlée de honte. Un après-midi du printemps précédent, cet homme répondant au prénom prémonitoire d'Alex, si peu démonstratif qu'elle doutait de son intérêt pour elle, quand elle a dévoilé ses fesses, à tout hasard, au beau milieu de son salon, a fondu en larmes. Elle retient ce souvenir glorieux pour s'endormir sur lui.