Sortir !

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 37 - Sortir !

Résumé de ce qui précède :
Entre le diagnostic alarmant d'une gérontologue et l'encouragement d'un post-it anonyme, notre héroïne a vite choisi.

Revenir à l'anormal ? Redevenir protagoniste privée d'antagoniste, flanquée de démons domestiques en hibernation ? Pas question, répond Daniela à l'écho de la voix mielleuse du médecin-chef, quand elle découvre l'appartement remis à neuf, où ne subsiste aucune scorie, aucune pestilence, aucune trace du trauma.

Mais que faire ? Seule, elle en est certaine, la voix qui la salue dans le message fluo pourrait lui indiquer la voie de son salut. Encore faut-il qu'elle-même, cette voix, retrouve le chemin de chez elle. Dans un intérieur toujours dense, mais parfaitement réarrangé par les soins de Maxime — aidé peut-être de sa mère —, une nouvelle manifestation de cette pythie des post-it est hautement improbable. Daniela en fait le pari, pourtant, et ne voit rien de plus urgent que de l'attendre.

Elle s'emploie tout de même à éviter les pièges de l’entretien et de l'isolement forcenés qui ont manqué lui faire perdre la raison. Max lui enjoint de changer d'air, de se distraire ? Qu'à cela ne tienne, elle se met à sortir au moins une fois par jour, fût-ce quand rien ne l'exige. Elle reprend langue avec Pilar, dans le hall où elle règne, et même, au coin de la rue, avec son facteur Louverture. L'une s'était inquiétée de ne plus la croiser, l'autre la trouve un peu maigrichonne, un peu pâlichonne. Mais elle se sent remise, elle pose un pied plus ferme sur un sol plus réel, et lorsqu'elle semble se livrer de nouveau aux tâches de la jeune ménagère, tandis que Maxime s'attelle, au loin, à celles du jeune cadre, en fait elle s'adonne à tout autre chose. Elle cherche.

Retrouver des objets perdus suffisait à récompenser, naguère, le ratissage quotidien de l'appartement. Mais en découvrir un nouveau, dénicher une chose dont elle ignorait l'existence et dont l'absence n'avait été signalée par personne — Max ayant oublié qu'il l'avait oubliée —, voilà qui relève de la grâce. Sortent ainsi du sol en l'espace d'une semaine, comme les cailloux d'un champ par l'action centrifuge de la planète :
un bouton de manchette
trois crayons
un ticket de caisse
une épingle
deux élastiques
plusieurs pièces de monnaie.

Or la vraie grâce ne touche-t-elle pas de préférence qui ne la cherche pas ? Pour trouver son bonheur, ne faut-il pas y renoncer ? Les tiroirs de Maxime regorgent de vestiges, de documents et de trophées. Mais elle a toujours mis un point d'honneur à ranger sans fouiller. Il s'agissait d'abord de ne pas perdre une minute du temps requis par le ménage. Par ailleurs, le soupçon, dans le cadre conjugal, lui semble une pure ignominie. Enfin, le voyeurisme, si l'on peut le nommer ainsi, s'est cantonné chez elle à l'ouïe — et sous la forme passive convenant à des orifices qui se se ferment jamais. Elle entend tout, mais n'a encore jamais écouté à une porte, cambriolé une messagerie téléphonique ni espionné délibérément une conversation.

Elle s'entraîne donc à vaquer sans curiosité, à ne plus accorder aux choses de l'intérieur qu'une attention flottante. Elle rêvasse et prend du recul. L'étrangeté de sa situation lui apparaît alors comme jamais — et son ridicule. Comment s'est-elle donc retrouvée mariée au fils juste après être allée consulter le père ? Pourquoi Max a-t-il insisté pour s'installer chez elle, où la place manque pour ses affaires, et une cloison mal insonorisée le sépare de ses géniteurs, des lieux intacts de son enfance ? En quoi consiste au juste la thérapie du docteur Sénart ? Comment se trouve-t-il tant d'amis parmi les résidents de l'immeuble ? Qui se cache derrière le "fonds" qui a renchéri sur eux, puis déboursé une somme considérable pour permettre au jeune couple de demeurer dans le deux-pièces ? Pourquoi Max a-t-il accepté de la faire interner à la clinique des Ellébores et de la livrer aux lubies affolantes de sa grande prêtresse ?

Elle ne peut formuler aucun grief précis ; elle ne peut craindre une conspiration si dénuée de sens. Mais passer en revue ces détails qui la turlupinent lui fait prendre conscience d'un triple changement dans sa vie : on l'a encerclée ; ses proches ont toujours l'air d'en savoir plus long qu'elle ; son domicile, si familier jadis, se révèle extrêmement périlleux, comme si elle ne pouvait plus s'y mouvoir que les bras tendus devant elle, un bandeau sur les yeux.

Sans qu'elle ait eu à formuler ses appréhensions, depuis quelque temps déjà sa méfiance croît à l'égard de la famille. Son instinct lui conseille de garder pour elle la suite éventuelle de sa correspondance. L'appel du post-it est une vocation, il s'agit de la protéger. Certes, Sénart senior ni Sénart junior ne semblent avoir pris la chose très au sérieux. Elle s'étonne, par exemple, — elle s'offense presque — de ce que Max, qu’elle sait jaloux, ne l'ait pas soupçonnée de cacher un amant derrière ce mystérieux soutien. Depuis que la routine de la vie conjugale a repris, il n'y a plus fait la moindre allusion. Cela n'empêche qu'une distance est instaurée, irréductible quoiqu'infime, dont elle ne sait si elle due au billet, à son accident de santé ou à sa guérison. Comme il a dû trembler pour moi, devine-t-elle quoiqu'il n'ait pas osé lui dire qu'il l'a crue morte.

Après une semaine consumée aussi lentement qu'un cierge dans l'espérance et dans le doute, elle distingue un froufrou tandis qu'elle pousse la porte au retour de ses courses. La voie par laquelle le carré de papier s'est introduit chez elle n'a cette fois rien de mystérieux. En passant sous la porte, il a été retenu par la bande adhésive qui coiffe son verso quand elle a touché le plancher, et s'est froissé sous la pression des doigts qui insistaient pour le faire ressortir à l'intérieur. Mais la même écriture soignée forme une ligne bleue bien centrée sur le carré jaune :

Tu es ma sentinelle.


Voilà qui ne l'éclaire pas beaucoup, mais la remplit de joie. L'anonyme qui s'est soucié d'elle ne l'a donc pas abandonnée, la communication angélique avec son gardien n'a pas été coupée. Pour la faciliter, elle prend soin le lendemain de sortir aux mêmes heures. Le surlendemain — victoire ! — un troisième post-it a passé la porte sans encombre, une pichenette l'a projeté à plus d'un mètre dans l'entrée. L'exaltation trouble sa vue quand elle constate que le message est sur deux lignes :

Si tu sors de ta cage
je viendrai t'éclairer.


Elle met un point final à son inspection des recoins, suit à la minute près le même emploi du temps, et, durant les deux heures qu'elle passe à traîner dans le quartier, elle interroge du regard chacun des visages qu'elle croise. C'est en vain, mais le cher inconnu a bien dû emprunter les mêmes rues, car à son retour elle cueille un troisième billet, retourné par un courant d'air qui l'a poussé contre la plinthe. Le message, cette fois-ci, n'est pas une phrase. Il ressemble à un rendez-vous qui mériterait des précisions :

Dimanche à 19h
Métro Ledru-Rollin.