Le vol de la petite cuiller

KIWI, roman feuilleton de Pierre Alferi

Épisode 10 - Le vol de la petite cuiller

Quelques jours de reliure passent, que Daniela, toute à sa honte, ne voit pas s'écouler. Elle s'impute une triple injustice. À l'égard de tous ses amants, et notamment du récent ex à qui elle n'a rien eu à reprocher. À son propre égard également : leur dernière brève nuit a prouvé qu'elle prenait toujours avec lui – à la dérobée, en doublant d'une contorsion mentale celle de son corps – du plaisir. Du reste, pendant ces jours atones où elle se méprise pour n'avoir pas eu le cran de débarrasser le plancher, son caprice est de se toucher en invoquant le Jeune Homme aux Croissants. La pratique tant moquée de la masturbation donne lieu, pour elle comme pour beaucoup, à un rituel plus compliqué, moins souple que l'érotisme du couple qu'elle forme épisodiquement avec d’autres. Y entrent des éléments de mise en scène, des accessoires, des souvenirs captifs comme un parfum dans un flacon. Tout un échafaudage pour se hisser seule jusqu'à la jouissance, et par-dessus l'ex-autre, révoqué sitôt qu'évoqué par le geste fébrile qui le remplace.

Daniela suit sa procédure secrète, qui fait appel à des tissus, des murmures, des images et des liens doux, avec une expression de sérieux farouche et de hâte. Quand la vaguelette de l'orgasme qui promettait de l'engloutir est allée mourir dans son dos, elle pouffe et se redresse d'un bond, les cuisses collées. Son menton vibre et ses yeux plafonnent une seconde en signe de consternation. Elle se trouve bien sotte de s'être contentée d'elle-même, alors qu'Alex doit se morfondre à quelques stations de métro de là. Elle sent qu'elle s'est rendue coupable, en coupant court sans crier gare, d'une troisième injustice, moins patente mais plus grave, à l'égard de la vie sous les traits de l'enfant Éros. Le docteur Sénart avait-il donc raison ? Serait-ce qu'elle « hésite trop » ?

Le samedi suivant, parce qu'il y a du soleil, elle tranche et donne tort à la mort. Elle décide, pour s'encourager dans de si bonnes dispositions, de s'offrir quelque chose. Mais comment « se » faire le moindre « cadeau », attendu que celle qui reçoit n'est pas censée payer ? Problème trop négligé, sans doute parce qu'il n'a pas de solution avouable. Il faudrait en effet que l'objet soit gratuit. Or elle ne peut tout de même pas s'offrir la lumière, l'air, la vue ou la santé, qu'elle a déjà. Le truc est simple ; par malchance il n'est pas légal. Pour se faire un cadeau vraiment, un cadeau digne de ce nom, elle ne trouve rien de mieux que de le voler. N'est-ce pas offrir à peu de frais ? N'est-ce pas un faux cadeau que se fait celle à qui il n'en a rien coûté ? Pas du tout, selon elle. Dans la voleuse, celle qui paye d'une bonne mesure de peur le trophée qu'elle emporte se distingue nettement de celle qui le reçoit ensuite, et qui en jouira sans réserve, comme d'un don inespéré, une attention délicate de la providence, un présent modeste peut-être, mais bien choisi.

Daniela ne vole donc que des choses exquises à ses yeux mais qu'elle ne s'autoriserait jamais à s'acheter. Non qu'elle soit vraiment pauvre, ni avare. Simplement, s'agissant d'objets flottant dans l'arbitraire du luxe, elle trouverait immoral, pour ne pas dire scandaleux, de payer le prix qui en est demandé. Balayant d’un revers de main douze millénaires d’histoire tandis que l’autre escamote sa proie, elle restaure l’état de nature qui est un étal gigantesque où l’on se sert selon les besoins de l’heure et du jour. Elle le fait moins par la chasse – qu’elle réserve à l’homme de ses rêves – que par la cueillette, dans de grandes surfaces qui ne sont plus celles des prairies et des forêts, mais des rayonnages débordant de produits manufacturés. Ceux qui ne mesurent pas à quel point elle se veut fidèle à la nature de notre espèce, comme à celle sa relation avec la nature, peuvent toujours l’accuser de kleptomanie.

La voici au rayon Lainages & Linges d'un grand magasin, adversaire surarmé auquel elle subtilise pourtant une écharpe en cachemire, des coupons de satin et un petit rouleau de tulle. Plus tard, une caméra de surveillance au sous-sol d'un bazar l'enregistre sans voir qu'elle a les poches remplies d'outils de papeterie, pinceaux à colle et fil de chanvre, précieux pour le confort et l'agrément de la reliure. En fin de matinée, on la retrouve chez l'antiquaire de son quartier, spécialisé dans l'importation à prix d'or d'objets utilitaires d'Asie. Elle contemple, l'œil morne, à l'ombre de sa frange épaisse, une rangée de fouets à thé vert en bambou, tandis qu'un mètre plus bas, derrière l'écran de son manteau du genre capeline jeté sur les épaules, elle tend le majeur sur l'index de la main droite en direction d'une jolie cuiller en corne ornée d'idéogrammes, qu'elle décide finalement, sous l'inspiration du moment, de ne pas saisir en tenaille, mais d'expédier d'une pichenette dans la poche que sa main gauche tient ouverte à proximité. Elle sort lentement, comme à regret, en soulignant son départ par un salut sonore.

Sur le trottoir ses pas sont assurés. Quand elle a, sans un regard en arrière, traversé la rue puis tourné le coin, elle s'affaisse contre un mur et prend de longues respirations. Ses joues, qui n'avaient pas rougi, soudain lui brûlent, ses jambes flageolent. En dix secondes elle est en nage. Elle ferme les yeux, et lentement elle se dessine un sourire de sainte en extase.

— Vous lisez le chinois ?
— Qu'est-ce que vous dites ?
— Vous ne comprenez pas le français ?
je vous demande si vous lisez le chinois.
— Qu'est-ce que vous me voulez ?

C'est un homme d'une trentaine d'années qui lui fait face, robuste, les traits avenants. Expression d'une douceur un peu excessive, de femme ou d'enfant qui s'obstine dans le visage d'un homme adulte. S'il est fou, comme elle l'a d'abord supposé, c'est un fou cordial. Il lui dit quelque chose.

— Je me demandais si vous aviez déchiffré l'inscription
dans le creux de la cuiller
celle que vous regardiez dans le magasin
vous vous en souvenez sûrement
un joli petit objet en plastique
non ?

Dans son affolement elle le voit travaillant pour le brocanteur, ou ami. Or, elle ne l'a jamais remarqué dans le magasin. Se peut-il que la corne soit du plastique ? Elle tâte la cuiller dans sa poche et appuie fort son dos contre le mur glacé.

— Désolée
je ne me souviens d'aucune cuiller en plastique.
— Mon Dieu que vous êtes méfiante
dans votre situation remarquez.

Franc sourire. Son expression, qui lui semblait claire et banale, lui apparaît maintenant, teintée par ses paroles qu'elle entend comme autant de menaces, indéchiffrable.

— Je n'ai pas du tout l'intention
de vous priver d'une cuiller à café vous savez
pour vous donner ce mal
pour deviez en avoir un besoin vital
à voir l'état dans lequel vous vous êtes mise
je dirais même que vous l'avez amplement méritée
en fait je trouve que c'est trop peu pour vos efforts
parce qu'elle sort d'une usine de jouets cette petite cuiller
elle n'a pas la moindre valeur.
— Qu'est-ce que vous en savez ?
vous êtes expert en petites cuillers ?
de quel droit vous parlez de moi ?
nous n'avons pas été présentés.

Cette formule ridicule lui est venue faute d'une autre à portée de main.

— Vous avez raison
je m'appelle Maximilien
Maxime
Max.
— Daniela
Danielle
Dan
très heureuse.

Elle tend une main virile qu'il prend avec un temps de retard. Dès qu'il l'a lâchée elle se met en marche sur le trottoir en lui tournant le dos. Il fait un pas en arrière comme s'il avait été poussé. Ses pieds clapotent dans le caniveau pour la rattraper. Arrivé à son niveau, il s'aperçoit qu'elle ne lui laisse pas la place de remonter sur le trottoir du côté indiqué par les bonnes manières. Il hésite, s'arrête.

— Moi aussi très heureux.

Il fait un bond de côté, puis adopte la démarche d'un promeneur devisant en compagnie d'une vieille connaissance.

— Eh bien ce que j'en sais
Daniela
(Insistance protectrice, voire condescendante, sur le nom.)
c'est ce qui est écrit dessus
je l'avais vue en passant avant vous devant l'étagère
moi je sais juste un peu de chinois des affaires
mais là c'est une marque de jouets connue
poupées
dînettes
d'où ma question.
— Je vois.
— Apparemment la réponse est non
vous ne lisez pas le chinois.
— J'avoue
je ne lis pas le chinois.
— Vous ne lisez pas le chinois
ce qui fait naître une autre question
pensiez-vous qu'elle était précieuse ?
ne prenez pas la peine de refuser de répondre
je crois que vous n'êtes pas idiote
— Trop aimable.
— et que sa place sur l'étagère
montrait qu'elle ne valait pas tripette
en fait ma curiosité ne concerne pas tellement
votre don des langues
elle vous concerne vous
si j'ai droit à une deuxième question.
— Posez toujours
au point où vous en êtes.
— Auriez-vous la gentillesse de m'expliquer
pourquoi vous avez volé cette malheureuse cuiller ?

Le mot « voler » caresse les cuisses de Daniela comme un courant d'air frais. Elle n'est plus abattue, mais encore fébrile.

— Votre question est indiscrète
et si je vous disais que je ne le fais
que dans les grandes occasions ?
vous me dénonceriez quand même ?
si je vous disais que je fête quelque chose ?
— Sérieusement ?
les occasions de se réjouir ne sont pas si fréquentes
je le célèbrerais volontiers avec vous
ce
cet
événement ?

Première tentative pour enchaîner la proie à une table de café, pense-t-elle.

— Disons mon retour parmi vous.
— Ah voilà
vous avez été absente
ça explique que je ne vous aie jamais vue dans le quartier.
— J'étais là
mais je n'avais rien pour attirer votre attention
je ne volais pas de petite cuiller
et vous ?
vous êtes vigile depuis longtemps ?
— Vous êtes méchante
je vous ai trouvé quelque chose de romanesque c'est tout
je me suis dit que vous deviez avoir une histoire bizarre.
Il lui lance un regard de défi. Puis reprend son attitude mi-pédante, mi-rieuse.
— Il se trouve que dans mon métier
on a toujours besoin de nouvelles histoires.
— Mon pauvre euh
Max
(Elle a du mal à prononcer un nom si dur. )
vous ne pouviez pas tomber plus mal
il ne m'est pratiquement jamais rien arrivé
je ne sais pas comment font ces gens
ces gens à qui il arrive tout le temps des choses
je n'ai pas ce don
désolée.
— Un don oui
mais vous êtes sûre ?
rien du tout ?
même aujourd'hui ?
vous avez l'air émue pourtant
vous tenez à peine sur vos jambes
venez donc vous asseoir
laissez-moi vous offrir un remontant.

Deuxième tentative, avec exécution correcte d'un abordage classique, note Daniela. Belle joueuse, elle se laisse embarquer. Mais ses bravades n'ont fait que retarder le moment où elle doit se composer une attitude. Mordante ? Méfiante ? Ou innocente ? Pénitente et reconnaissante ? Complicynique ? Quand elle prend place à quarante-cinq degrés de lui, devant la table étroite et lourde comme un socle, elle s'aperçoit qu'elle était assise à peu près au même endroit dimanche. La boulangerie s'encadre devant elle comme alors, et une réminiscence physique, à l'instant où ses fesses touchent la trame de plastique, illumine la scène. Elle se souvient de l'endormi qu'elle avait trouvé beau sortant de la boutique, avait rêvé de suivre et dû laisser rejoindre une autre femme avec ses satanés croissants. Elle revoit son visage comme sur une affiche, dans ses moindres détails, durant quelques secondes. Elle reprend ses esprits, tourne la tête vers Max. C'est lui.